Le clos du bon • Mikhail & Alistaire

Des volutes blanchâtres, flottant dans le froid.

Tandis que ses doigts gantés tâchaient au mieux de nouer l'attache de sa longue cape doublée pour mieux se couvrir du froid, Mikhaïl observait la fumée danser, les nuages provoqués par la chaleur s'enlacer et s'envoler avec grâce au-dessus de la cheminée tordue de laquelle ils s'échappaient. Il s'était accordé à ces jolies volutes aujourd'hui, essentiellement habillé de blanc - presque trop sobrement, si la doublure de sa cape n'était pas venue rehausser sa palette de son joli fuchsia poilu - mais cela n'importait pas vraiment, n'était pas la question de la journée. Car aujourd'hui, ça n'était pas le hasard qui avait mené le facteur à parcourir tout Phyméris sur son scooter pour se retrouver face à la forge. Non, en ce jour, il était venu ici afin de faire une requête toute particulière au forgeron de la ville, auprès de quelqu'un envers qui il avait par le passé déjà commis une erreur qu'il s'imaginait encore très loin d'avoir rattrapé - quand bien même celle-ci commençait maintenant à dater.

Un frisson, suivi d'un premier pas.

Lorsqu'il s'engagea dans l'allée menant à la forge, mille formules de politesse s'entrechoquaient dans l'esprit de Mikhaïl, se superposant en dissonances pour lui embrouiller les idées. Le matin même, il avait envoyé un courrier le précéder - courtoisie de Balthazar - et il comptait bien tout mettre en œuvre pour faire preuve de délicatesse et de montrer à Alistaire Hovrath qu'il pouvait être le plus aimable des clients, qu'il avait laissé loin derrière lui ses premières maladresses à son égard. Alors, lorsqu'il atteint l'entrée de la bâtisse, le jeune homme s'appliqua évidemment à bien s'essuyer les pieds sur le paillasson avant de songer à passer le pas de la porte, prêt à offrir son plus sincère sourire et présenter ses plus cordiales salutations au bon monsieur qui s'agitait probablement déjà dans son atelier. Il prit ainsi une profonde inspiration puis, tandis qu'il ouvrit la porte pour entrer dans la forge, chercha du regard la cible qu'il parvint bien rapidement à trouver, là-bas ; pas loin, ne restait qu'à ouvrir la bouche et-

– Ah. J’ai reçu ton courrier. Balthazar est arrivé avant l’ouverture.

Envolées, les pensées.

Évidemment, l'efficacité du postier à plumes n'était plus à prouver depuis longtemps mais pour autant cela n'empêcha pas un sourire éclatant de traverser le visage de Mikhaïl de part en part à l'entente de ces mots, les yeux brillants de fierté. Rien n'était plus important dans son métier que la ponctualité et le petit morceau de papier que son interlocuteur agitait devant lui confirmait encore une fois pourquoi il avait fait de Balthazar son rival le plus digne de confiance.

– Une commande ? reprit Alistaire. Dis m’en plus.

Évaporées.

– Oh, bien sûr ! Excuse-moi, j'espère que je ne t'interromps pas dans ton travail au moins ?

Son attention divisée.

S'il se fit note de la mine légèrement fatiguée de ce bon forgeron et songea un instant à l'interroger à ce sujet, le facteur échoua lamentablement à ses politesses, les yeux papillonnant de gauche à droite. Il était difficile pour Mikhaïl de ne pas se laisser distraire par la vie qui semblait envahir la forge de tous ses recoins, attiré par les jolis courbes du métal que des mains expertes avaient tordu en véritables œuvres d'art. Couleur, chaleur, douceur ; tant de subtilités se cachaient dans une forge, il ne l'aurait jamais imaginé. Ou peut-être que si. S'il était venu demander les services d'Alistaire, ça n'était pas par hasard - et pas non plus parce qu'il était l'unique forgeron du village ; c'était lui et lui seul qui serait en mesure d'accéder à sa requête de la plus belle des façons, il en était déjà intimement convaincu.

Recadrée, pourtant, de son mieux.

– J'aurais besoin d'une nouvelle porte... enfin... Mon portail ne se ferme plus depuis deux ou trois ans je crois vois-tu - ou peut-être cinq ? je ne sais plus trop, enfin, ça n'est pas très important. Sa main chassa une poussière invisible par-dessus son épaule tandis qu'il continuait. Et ça ne posait pas spécialement problème jusqu'à maintenant donc, mais aujourd'hui il est tellement rouillé que je l'ai fait tomber en l'ouvrant - je me suis coupé le doigt d'ailleurs, je ne m'attendais pas vraiment à ce que ça traverse mon gant...

Une tâche de carmin séchée en guise de preuve, là sur le blanc autrement immaculé.
Son index en l'air, les yeux passant de la tâche à son interlocuteur.
Puis, comme un éclair lui traversant l'esprit.
Un hochement de tête.

– Pardon, je ne suis pas sûr que les détails soient vraiment si importants que ça. Pour en revenir à l'essentiel : je trouve que ce que tu fais est très joli alors je voulais te demander si tu pouvais me faire un nouveau portail, voilà.

Et de se tourner les pouces, tâchant de son mieux de résister à l'envie d'aller voir Pruneau qu'il venait seulement de remarquer.

– Tu devrais peut-être voir quelqu'un. Pour la plaie.

A peine entendue, la remarque.

– Oui, c'est dans mes cordes.

Brossée.

La course de ses pouces cessa lorsqu'il entendit ces mots sortir de la bouche du forgeron et sans grande surprise, Mikhaïl offrit un sourire de plus à l'adresse d'Alistaire. Silencieusement, le mot "merci" se formait déjà sur ses lèvres et il ne put s'empêcher de serrer fort ses paumes l'une contre l'autre en réprimant un gloussement ravi, les épaules haussées, comme un enfant se tasserait sur lui-même si on lui promettait un carré de chocolat pour bonne conduite. Simple. Simplement lui, simplement sincère. Il lui suffisait de bien peu pour rendre sa journée plus radieuse et de savoir Alistaire disposé à répondre à sa requête l'emplissait déjà d'un bonheur qu'il était tout à fait inconcevable pour lui de cacher. Il se fit toutefois un point d'honneur à contenir son excitation, attendant patiemment que l'autre s'installe avec un papier face à lui, observant chacun de ses gestes comme s'il voyait pour la première fois un homme empoigner un crayon.

Une inspiration, lente.

– Tu avais en tête quelque chose ?

De concert.

– Désolé, ça va être... long. Pour écrire.

Déglutition subtilement ignorée.

Il était de ces choses que parfois il remarquait sans vraiment les comprendre ; prises en considération, peut-être, quelque part, dans les tréfonds de son inconscient. Les gestes malhabiles d'un homme cherchant à raffermir sa prise sur un crayon pour tracer péniblement des lettres dans une cursive tremblante. Le sursaut bref de sourcils broussailleux, la formation de rides discrètes sur un front. Une pause, une hésitation. Quelque chose, là, glissé entre les lignes. Jamais Mikhaïl ne semblait s'attarder sur ces choses-là, résolument concentré sur les textes bien tracés - et s'il échouait à cela, s'égarant dans l'espace immense où les non-dits n'existaient pas. Et pourtant, quelque part, il trouvait en lui une façon de faire preuve de prévenance - de sa façon innocente, toujours, impunément.

– J'ai tout mon temps !

Le regard perdu déjà sur le métal qui les entourait.

– Je pensais à quelque chose de... je ne sais pas exactement, en fait. Un portail qui se ferme, déjà. Et puis, hm...

Absorbé.

– Est-ce qu'il peut être rose ? Ou bleu clair peut-être, enfin... Non, la couleur n'est peut-être pas importante, j'aime beaucoup quand il n'y en a pas non plus.

Marmonnant légèrement, perdu dans ses pensées.

Que voulait-il déjà ? S'était-il vraiment posé la question avant d'envoyer son message à la forge ? Le portail avait toujours été le même jusqu'à présent : un vieux portail très simple, droit - tordu, c'est vrai, mais seulement parce qu'il datait d'une époque qui précédait de très loin son arrivée en ce monde. Le Vieux Monsieur Anatoli avait-il choisi ce portail avant lui ou celui-ci précédait-il même cet homme qu'il imaginait pourtant avoir tout connu ? Et s'il avait pu être là pour en changer aujourd'hui, quels auraient bien pu être ses choix ? Aurait-il voulu quelque chose de différent ? Certainement aurait-il apprécié de laisser libre court à l'imagination et la vision artistique du forgeron, lui qui appréciait les passions de chacun ? Ou peut-être aurait-il eu une idée ; quelque chose de spécial, juste un détail.

– Quelque chose avec des jolies courbes dessus, reprit-il, - tu fais souvent des jolies courbes sur les choses que je vois quand je passe ici. Peut-être... des fleurs dessus ?

Et de sourire, timidement.

– Oui, je crois que j'aimerais beaucoup qu'il y ait des fleurs dessus.

Pudique.

Des fleurs, oui. Il ne pouvait rien imaginer d'autre, rien de plus approprié à ajouter à ce portail dont il n'arrivait pourtant pas le moins du monde à imaginer la future forme hypothétique. Seulement des fleurs. Il ne regardait plus Alistaire depuis quelques secondes déjà, laissant ses yeux courir vers un autre coin de la forge qu'il lui était de plus en plus difficile d'ignorer : là-bas, la queue battante du bouvier bernois, son museau levé dans sa direction. Certain de discerner sur ses traits un sourire à son adresse, il ne put résister plus longtemps à l'envie de l'approcher et de ce fait, d'avant tout la communiquer.

– Est-ce que je peux dire bonjour à Pruneau ?

Peut-être simplement pour détourner son attention.

Distrait, ailleurs.

Déjà trop enfoncé dans ses propres réflexions, Mikhaïl avait hoché la tête sans même relever le petit trait d'humour du forgeron lorsque celui-ci lui avait demandé s'il voulait également un portail capable de s'ouvrir. Un portail qui s'ouvre, en effet, il était vrai qu'il aurait pu être utile de le préciser. Ou peut-être pas, justement. Trop occupé aussi à promener son regard sur la silhouette de Pruneau, il ne remarqua pas non plus l'embarras dans lequel il pouvait bien plonger Alistaire en ne lui offrant que trop peu de précisions quant au type de portail qu'il pouvait bien vouloir lui faire forger. Ne lui importait que l'autorisation de ce dernier à aller saluer le gros chien couché là-bas, souriant de part en part lorsqu'il la reçut, n'attendant pas une seule seconde pour aller glisser ses doigts dans le pelage du bouvier. Heureusement pourtant, si le léger soupir du forgeron ne parvint pas à se faire entendre aux oreilles du postier, les mots qu'il lui adressa quant à eux lui rappelèrent avec tact que la raison de sa venue avait encore à être travaillée, davantage détaillée.

– Il va falloir préciser parce que...

La main s'interrompit, son regard interpellé.

Il ne se rendait probablement pas bien compte Mikhaïl, qu'il ne suffisait pas simplement de demander à quelqu'un s'il pouvait lui forger un portail sans apporter plus de détails que l'envie qu'il ne soit joliment décoré. Il ne se rendait probablement pas bien compte, que tout le monde n'était pas en mesure de sonder son esprit pour visualiser ce qu'il espérait demander - comme si d'autres allaient savoir mieux que lui-même ce qu'il lui fallait. Il était bien piètre bricoleur, n'utilisait ses mains que pour piquer et coudre - et pas avec le plus d'habileté au monde, il fallait bien l'avouer. Il n'avait pas pour habitude d'être dans la précision alors, l'exactitude, ayant besoin qu'on lui pose davantage de questions pour réellement savoir ce qu'il était important de communiquer. Quelque chose que ce brave Alistaire semblait avoir compris, fort heureusement pour lui.

– Je viendrai chez-toi pour prendre des mesures, mais est-ce qu’il y avait une ou deux portes ?
– Une porte, juste une, qu'il répondit d'un air très impliqué.

Observant le crayon se promener sur son papier, diligemment.

– Et il t'arrivait vers où, à peu près ?

Et de se redresser, après une dernière caresse derrière les oreilles de Pruneau.

– Hm... Je dirais qu'il m'arrivait à peu près... Mikhaïl parut se concentrer un instant, jaugeant de la hauteur d'un portail invisible en déplaçant sa main jusqu'à l'arrêter à peu près au niveau du milieu de sa cage thoracique. À peu près ici ? Il n'est pas très haut.

Guettant la réaction de l'autre, content de son estimation.

– C’était du fer, j’imagine ? reprit Alistaire. C’est le plus courant pour les… les pièces de ce genre là. Mais on peut innover, si tu veux.

Et de hocher la tête, avant de lui répondre.

– C'était du fer oui mais si tu as d'autres idées pour innover je te fais confiance, c'est toi le spécialiste après tout !

Le visage éclatant.

– Tout ce qui compte pour moi c'est qu'il soit remplacé par quelque chose de joli, quelque chose qui donne envie de rentrer chez moi et rende la maison encore plus accueillante.

Simplement.

Aux yeux du postier, il était particulièrement important de faire de son chez lui un endroit chaleureux, de maintenir l'aspect coquet de la demeure pour lui transmettre tout le bonheur que celle-ci lui avait procuré au fil des années. Un joli petit portail de fer forgé, joliment dessiné, pour la précieuse maison qui avait fait de Phyméris son foyer. Parce qu'elle n'était pas qu'une maison, il n'était pas qu'un vieux portail à traverser chaque jour pour aller distribuer le courrier. Parce qu'il voulait leur montrer à tous - à eux, à lui, à ceux qui étaient partis, aussi - qu'il prenait soin de ce petit morceau de vie dont il avait hérité. Et s'il ne savait trop par où commencer avec ce portail délabré, il faisait au moins confiance à son ami forgeron pour en faire quelque chose de meilleur, quelque chose dont il pourrait être fier et rendrait un peu de dignité à son entrée. Il faisait confiance à son bon goût, à son art, curieux même d'imaginer ce que l'autre allait bien pouvoir lui proposer.

– Si c'était pour chez toi, qu'est-ce que tu ferais ?

Sincèrement intéressé.