ça mousse < abraham >

Encore allongée dans la mélasse pétillante, Edmée s’oublie, oublie le temps qui passe, comme un corps sans vie qui, dans l'éternité, se prélasse. Les tranches de concombres plaquées sur les paupières, elle ne voit pas le propriétaire faire son entrée. Surprise par le bruit mais happée par l’émotion, elle provoque un raz-de-marrée. Les pupilles dilatées, les yeux écarquillés la panique a réussi à la gagner. Une lame d'eau bouillante voltige à côté de la baignoire. Le carrelage est un peu inondé, les petites rondelles de légumes peinent à tenir et cèdent à la gravité dans la marrée ; drôle de bouillon qu’elle est en train de concocter. Si elle avait désiré faire une soupe, sa recette aurait été gâchée.
La squatteuse n’a même pas eu le temps de voir l’ombre du vampire qu’il s’est déjà caché derrière la porte. A croire qu’elle est un monstre terrifiant, qu’il faut éviter de croiser son regard, mais elle n’est pas méduse : plutôt fictive fantôme vicelard qui sent son cœur s'emballer comme les entrailles d'un torrent.

Ses ongles aussi longs que ses cils viennent chercher les rondelles vertes pour les déposer sur le bord de la baignoire de laquelle elle ne compte pour le moment pas bouger. Le calme a débordé et la femme admire la mousse éparpillée avant de lui répondre étonnée : elle a de la chance, il n’est pas en train de s’énerver contre elle. Ses projets continuent pour le moment de perdurer. Sa drôle de malédiction ne prend pas fin. Son règne "ectoplasmique", pour le moment, n'est pas vain.

- Monsieur Dracula ! Il faudra toquer la prochaine fois…

Edmée ne lui en veut pas. Elle n’est pas pudique et de toute façon, la mousse cachait le reste de son corps supposé inexistant, volant ou transparent. Puis il lui arrive d'emprunté parfois des tenues dérisoires, comme de simples peignoirs dans en parcourant les passages secrets du manoir.
Elle n'en veut à personne Edmée, pas du genre rancunière. Pas vraiment du genre fantôme non plus, enfin, c’est le fantôme d’un homme, de cet homme qui s’est enfui aussi vite que le calme d’antan. Alors s’il croit encore qu’elle fait partie de ces êtres morts, de ces êtres piégés dans leur monde d’avant, Edmée veut bien continuer à jouer ce rôle : ça l’arrange, car elle ne joue jamais au présent.

- Je pense en avoir encore pour un moment…

Edmée compte bien profiter allègrement de sa baignade parfumée, fantôme croisé avec un démon rusé. L’usurpatrice souhaite encore se délecter de cet agréable moment, mais une vicieuse idée germe dans son mauvais esprit. Le sourire taquin contre les lippes, elle se défait de la couche de son masque avec l’eau et le minois enfin rincé, elle se tient sur le cadre de la baignoire face à la porte pour lancer une proposition.

- Mais si vous le désirez… Vous pouvez me rejoindre. Après tout, nous partageons tant de choses ces derniers temps. Des mots, des rubis, ce logement. M’accorderiez vous votre présence ? Je pourrais vous faire de la place sous la mousse…

Edmée dégaine un sourire enjôleur que le vampire ne verra pas.  Elle n’est pas du genre à se défiler devant les corps et les coeurs : Edmée profite de chaque moment pour conspirer dans le vice.

- Pas de souci, je n’ai aucune pudeur.

Edmée, elle est crue, contradictoire, en chaire, en os et pourtant si fantomatique : sa peau pâle mélangée à la mousse en a presque la couleur. Elle ne ressent aucune gêne à montrer sa peau et sous la couverture de bulles blanchâtres, peu importe. On ne voit presque rien à sa tenue d’Eve.

- Ne faites pas le timide…

La vicieuse vipère guette son entrée et se délecte du paysage en cherchant à l’amadouer, à le ramener au fond des abysses aux parfums fruitiers. Elle n’est pas sirène, elle ne le fera pas couler avec elle pour dévorer ses entrailles : elle n’est pas si cruelle, elle n’est pas de ces créatures suces-sang ou autres anophèles. Edmée, elle est plus du genre à lorgner le stupre dont elle pourrait se satisfaire, ectoplasme revenu de ses propres enfers.

- Cela peut me convenir, mais vous pouvez vous rapprocher. Venez… Je ne mange pas, enfin pas dans ce contexte là. Est-ce que je vous fais peur ?…

Edmée use de ses longs ongles pour l’inviter à venir à ses côtés, au milieu des dunes mousseuses qui cachent son corps enchevêtré dans l’eau douce. Abraham est à son goût et s’il est entré, n’est ce pas pour les mêmes raisons qu’Edmée le ferait ?

- Dommage… C’était trop mignon Dracula. Abraham fera l’affaire…

Qu’elle dit, sans réellement croire en ses propres paroles.
Elle l’emploiera, jusqu’à ce trouver un autre surnom affectueux à lui murmurer à travers les murs et les cloisons. Edmée n’a jamais su rester gentiment dans un cadre, elle est obligée de dépasser, de prendre de la place : elle ne peut que déborder. Edmée, elle n’aime pas les codes, elle n’aime pas les règles, elle n’aime pas l’ordre : elle préfère s’imposer, embaumer les pièces de son parfum, elle préfère hanter les greniers plutôt que de convenir à l’invisibilité.

- Vous pouvez m’appeler Edmée… Ou chérie. A votre guise !

Dans le creux de sa main, elle cueille un peu de mousse et souffle sur cette dernière comme un baiser à lui envoyer. Les petites billes de savon s’envolent vers la direction du propriétaire de la grande maison : Edmée attaque attraction. Large sourire sur les lippes, les fossettes sont creusées. Les iris dorées cherchent à provoquer, à s’émouvoir, à se divertir au fond de la baignoire. Même si c’est un cousin de Dracula, elle n’a pas peur de se faire dévorer.

- Pourquoi donc ? Je pourrais penser que je ne vous plais pas, mais vous êtes là depuis déjà trop longtemps…  N’est-ce-pas ?

Abraham ne voulait pas rester, puis il est revenu : elle est persuadée qu’à son charme il est suspendu.
Edmée, elle est certaine qu’elle serait capable de envoûter, de lui jouer un mauvais tour, à guetter sa carcasse comme un vautour. Elle aime séduire, elle aime plaire et se complaire dans l’idée qu’elle est idéale : elle n’a pas besoin de se faire complimenter. La fierté immacule déjà ses pensées, ses traits, sa confiance dont elle ose abuser. Edmée, ce qui la rassure, c’est l’accumulation, les achats, les baisers offerts aux creux des coups, les réussites et les formes de succès à exposer comme des trophées.

- C’est pour mieux vous faire une place… Si vous changez d’avis, si vous vous décidiez à y entrer.

Edmée accepte toutes les opportunités, elle ne veut pas en perdre une miette. Ogre à sa façon, elle n’a pas de limite à toutes les formes de consommation. Dans le creux de la baignoire, elle se fait requin affamé. Un large sourire sur le minois, elle laisse s’échapper quelques rires avant de reprendre la voie de la communication verbale.

- Bien sûr… C’est plus simple que de vous laisser des petites notes accompagnées d’emojis et de baisers sur les miroirs. J’espère que vous les avez aimés.

Avec l’un de ses ongles, elle pointe du doigt le miroir derrière l’homme. Recouvert de buée, elle lui aurait encore laissé un délicieux message : bonne journée si vous passez par là , mais comme il est devant ses iris, elle n’a pas besoin de faire cela pour la première fois.

- Tout ce que vous voudrez, darling.

Edmée, elle peut parler d’elle, répondre à ses questions : elle dira ce qu'elle désire, elle jouera avec ses règles, à sa vile façon. Elle s’installe dans le fond de la baignoire en quête des interrogations, comme une interview intime : celles qu’on voyait parfois à la télévision dans les émissions de télé réalité. Une oeillade confiante accordée à Abraham, elle attend de dévoiler le reste de son intimité, celle qui ne se voit pas même sous les bulles qui fondent.

- C'est une invitation ?...

Edmée se nourrit des rougeurs sur minois autant qu'un vampire se délecterait d'un bon verre de sang. Elle ne perd aucune occasion pour l'inviter, pour se faire sensation, pour qu'il vienne à ses côtés. Elle est comme ça Edmée, grande opportuniste qui a déjà tout préparé, vicieux personnage prête à tout rafler.

- C'est un mot très tendance... Vous pouvez m’appelez comme ça. J'a-dore.

Amusée par ses propres paroles, elle veut bien être du genre à le tourmenter, à mentir, à lui faire utiliser ses mots comme elle l'aimerait. Vile fantôme cachée derrière ses belles manière reste toujours au bord de la baignoire à épier le bel homme à ses côtés comme si elle allait le dévorer tout entier.  

- Hélas oui. Je viens de la Terre. J'ai tout perdu, mon argent, mon entreprise, ma famille. Ma vie. J'ai tout abandonné pour recommencer quelque chose ici, un peu forcée. Le repos ? Je ne suis pas du genre à me reposer. Vous voyez... Les femmes comme moi, ça ne se repose pas. Je suis encore hantée par mon passé. J'ai l'impression que j'ai une seconde chance ici.

L'ancienne femme d'affaire reste vague. Jusqu'à présent, elle n'en a jamais trop parlé. Elle reste évasive, surtout avec son ancienne camarade du lycée Séraphine à qui il est hors de question qu'elle dise la vérité. Elle ne porte pas la mort de son entreprise comme un laurier, comme un trophée, elle est plutôt du genre à planquer ce qui dépasse sans rien assumer.

- Des motifs ?... C'est plutôt les gens qui ne se sont pas servi de ma merveilleuse invention et des mes superbes emojis.

La mauvaise fois pleins les mots. Elle plisse les paupières en accusant les utilisateurs de son échec comme si elle n'était pas responsable de ses actions, de ses victoires, de ses pertes. Pour Edmée, il y a toujours une part de mensonge et de vérité, car il y a des éléments qu'elle ne veut pas accepter. L'orgueil trop large empêche pourtant son échec et ses déceptions de circuler, de faire table rase du passé.