Le temps d'avant • Camomille & Alistaire

Elle n’a aucune idée.
Elle ne sait plus rien.

Mais occupée à regarder dehors, à compter les nuages tout en brodant un vieux torchon d’un motif de cerises -machinalement, sans même y jeter un oeil- personne ne peut savoir ce qu’elle a perdu. Pas même elle.
Alors elle sourit aux moutons blancs dans le ciel. Elle chante tout bas une chanson, ses pieds nus posés sur le rebord de la fenêtre, ses jambes embrassées par le soleil. Et en ce moment elle est heureuse.
Pas de regards sur elle. Pas de personnes pour la rendre triste.

Le thé qui lui tenait compagnie n’existe presque plus : il n’en reste qu’un fond froid. Lorsqu’elle porte la tasse à ses lèvres, elle sursaute presque en s’en rendant compte. Puis elle se lève, pose son ouvrage, prend la céramique dans ses deux mains. L’heure est venue de descendre voir si elle peut s’en refaire un.
Avec de la lavande, cette fois.
Elle a envie d’en sentir l’odeur.
Elle devrait sortir tout à l’heure, prétexter aller en cueillir et en fait, s’asseoir entre les pieds en fleur et respirer l’air qui sent la chaleur, les fleurs et la terre sèche. Ca lui ferait plaisir, elle pense.
Mais d’abord, le thé.

Ses pieds ne font pas de bruit dans les escaliers.
C’est sa voix que l’on entend clairement, distinctement, traversant la pièce avec une drôle d’autorité lorsqu’elle vous voit à l’accueil, un objet dans les mains.

Encore vous ?

Tornade jaune comme les blés, elle dévale ce qu’il reste de marches, refermant l’espace entre vous à la vitesse du vent. Elle se gonfle, petit coq de combat en colère, petite proie de la tristesse qu’elle lit dans vos yeux qui essaie de s’en défendre en se faisant plus grande, plus méchante.
Ca ne fonctionne pas très bien.
On dirait un chaton hérissé.

Qu’est-ce que vous faites ici encore ? Je ne veux pas de vos paquets de choses !

Elle sait, elle sait que c’est vous parce que l’aubergiste le lui dit à chaque fois, larmes au coin des yeux mais jamais la vérité au bout de la langue. Et elle voudrait bien que ce manège dont elle est le dindon de la farce cesse.

Des peignes tombent près de ses pieds et elle ne les regarde même pas. Des peignes ce sont des peignes, pourquoi ferait-elle attention à ces objets ? Elle a déjà de quoi se coiffer dans sa chambre. Elle n’a pas besoin de plus. Certainement pas de celui-là, gravé d’une petite scène dans l’os qu’elle n’a même pas la curiosité de déchiffrer.

J’en ai déjà, et ce ne sont pas ceux là.

Elle dit ça platement. Pas méchamment. Pas défensivement. Juste avec l’absence d’émotions de celle qui n’en a pas grand-chose à faire, de vos peignes et de vos robes et de tout ça. Elle n’a pas envie de crier ou de vous insulter.
Elle n’est pas méchante, Camomille, elle n’est pas cruelle. Elle aurait aimé hurler, tempêter, mais toute son énergie de chaton hargneux s’est enfuie en vous voyant galérer avec le carton.
Maintenant elle est juste fatiguée. Du fait que vous n’arriviez pas à la regarder. De la présence des choses dans le carton dont elle ne voit pas ce qu’elle pourrait bien faire. Elle avancerait bien les mains pour vous aider à le porter, mais c’est trop tard : tout tombe, tout s’étale par terre, et elle pousse un petit cri de surprise avant de se pencher pour essayer de tout ramasser.

Vous pourriez faire attention !

Vous attrapez des choses, elle en attrappe d’autres. Ses gestes sont un peu brusques mais elle prend tout de même le temps de plier la robe, de s’assurer que les pages des livres ne sont pas cornées.
Il n’y a pas de nostalgie dans ses yeux, non. C’est juste qu’elle préfère que les objets soient en bon état pour vous les rendre, puisqu’ils semblent bien plus importants pour vous que pour elle. Pour quelle raison ?
Qu’est-ce qu’il y a dans ce fatras de petites choses qu’on ne lui dit pas ?
Des bijoux, des babioles comme autant de trous dans ses souvenirs, brillant cruellement à ses yeux. Elle pourrait en pleurer si elle n’avait pas déjà fait le vœu de s’endurcir, de ne plus se laisser blesser par cette ville qui lui en veut -mais ne veut rien lui avouer.

Vous portez souvent des choses sur ce bras ? Vous ne devriez pas. Ca ne doit pas être bon pour votre articulation.

Avec un petit soupir, elle pose ses fesses par terre, une paire de boucles d’oreille dans les mains. Elles sont jolies, avec leurs incrustations en émail multicolore et leurs petits grelots au bout de chaînes. Elles sont tout à fait son style, à Camomille, et elle ne sait pas pourquoi mais cette réalisation la pousse à se poser un instant au lieu de vous les rendre.

J’espère que vous avez fait plus attention les autres fois.

Son coup d’oeil est un peu inquisiteur, l’air de dire “je sais ce que vous faites” et “ne me prenez pas pour une bille en niant”.

Certaines boîtes étaient un peu lourdes.

Et vraiment, quel genre de gentil idiot risquerait de se faire mal à un bras manquant pour lui faire parvenir trois livres, un cercle de broderie et douze colliers ?

Vous ne savez pas mentir. Et elle ne sait pas ne pas prendre vos mots comme autant de poignards dans son cœur, qui tournent et se tordent et lui font si mal qu’elle voudrait que ça s’arrête, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes, qu’on arrête de la torturer. Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça, d’abord ? Quel horrible crime mérite une telle punition ?

Arrêtez de me mentir !

La paire de boucles d’oreilles émaillées se retrouve jetée dans le carton, rebondissant mollement sur le tissu tâche de peinture de la robe qui s’y trouve déjà. Les grelots émettent un petit son étouffé, triste à en pleurer.
Un peu comme la vérité que vous lui offrez. Ca ne fait pas de sens, vos mots, mais ce ne sont pas des mensonges alors elle prend le temps d’écouter en essayant de ne pas remarquer tous les interstices entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas.
C’est terrifiant, de penser à tout ce qui pourrait se cacher dans chaque hésitation.
Elle essaie de ne plus y réfléchir, de ne plus relever, de faire celle qui n’a rien entendu. Bientôt, bientôt elle s’en ira d’ici. Il faut qu’elle fasse ce qu’elle peut pour ne pas rendre le temps qui lui reste plus douloureux qu’il ne l’est déjà.

Pourtant elle est curieuse, et c’est un vilain défaut mais les mots atteignent déjà sa gorge et elle ne sait pas les retenir cette fois.

Pourquoi moi ?

Sa confusion est palpable. Elle est perdue, elle n’arrive pas à faire faire sens à quoi que ce soit et certainement pas aux attentions que vous avez.

Vous ne me connaissez même pas.

Est-ce la tradition du village, amener des objets à quelqu’un pour… Pour quoi, au juste, la courtiser ? Quelle drôle d’idée ! Ou alors elle a l’air bien gentille et vous en profitez pour faire votre vide-grenier à ses dépends ? Voilà qui semble plus crédible.

Qu’est-ce que vous pensez que je vais bien pouvoir faire d’une robe avec des tâches ?

Ses doigts effleurent les coutures sur le bord de la robe en question. Le tissu est doux. Un peu usé. Comme si le vêtement avait été adoré par son précédent propriétaire, qui l’aurait porté régulièrement.

Je ne sais pas à qui c’était, mais vous ne devriez pas donner des objets aussi personnels à quelqu’un qui ne connait même pas votre prénom, c’est bizarre. Présentez-vous au moins, que je sache qui veut absolument que j’ai trente peignes et un vieux livre de cuisine.

Si seulement vous saviez. Si seulement vous aviez pu lui dire, lui expliquer, pourquoi elle mais surtout pourquoi.
Mais vous ne savez pas. Elle répond d’un pauvre sourire triste, plus pour vous que pour elle. Une vaine tentative de vous rassurer sur le fait que ce n’est pas grave. C’est normal de ne pas savoir ou de ne pas vouloir répondre. Elle n’est pas encore assez amère, Camomille, pour en arriver à s’agacer de cette non-réponse qui lui est offerte  par quelqu’un qui a l’air presque aussi perdu qu’elle.

Alistaire.
Quelque chose, enfin, une vérité que vous lui donnez et qu’elle prend précieusement, répétant en silence votre prénom en vous regardant ranger les babioles que vous avez apportées. Quel joli prénom… Il vous va bien. Il est agréable à prononcer.

Alistaire, fait sa voix timidement, avec l’hésitation d’une première fois. Moi c’est Camomille.

Est-ce que ça se fait, de tendre une main à serrer à quelqu’un qui n’en a qu’une déjà prise à ranger des choses ? Le temps d’une seconde, elle se pose sérieusement la question puis elle se décide : ce serait malpoli, et elle ne va pas le faire.
A la place, elle tend l’une de ses petites mimines pour venir couvrir, avec douceur, le collier que vous étiez en train de remettre dans le carton.

J'aime beaucoup ce collier.

Elle aurait voulu avoir le courage de dire autre chose -juste que vous ne l’embêtez que parce qu’elle ne comprend pas- mais elle craint de se heurter à plus de mystères, plus d’évitements. Alors elle se tait et elle se concentre sur le petit objet entre vous.
Ses doigts jouent sur les perles en bois coloré, canalisant ses nerfs dans un geste apaisant. C’est agréable, autant que dire Alistaire à voix haute. Elle pourrait passer des heures à jouer avec le bijou. Et il irait bien avec l’une des robes qu’elle a dans sa chambre, celle avec les petits boutons tout le long de l’avant et les broderies de fleurs le long des manches.

Est-ce que je pourrais garder celui-ci, s’il vous plait ?

Vous vouliez lui en fourguer une dizaine, après tout, elle peut bien en prendre un n’est-ce pas ?

J’en prendrais soin. C’est promis.

Elle ne dit pas “s’il vous plaiiiiit” mais c’est tout comme, avec sa moue adorable et ses grands yeux verts qui s’illuminent d’une envie timide.