(mandolias) violins playin' and the angels cryin' ft. Alistaire

L'ambiance est si joyeuse, sous les fleurs et les fanions colorés. Les maisons décorées ; les odeurs végétales et sucrées émanent encore des quelques stands desquels il s'éloigne. Sur la place publique. Il s'éloigne de la place publique. Là où une jolie moitié de couronne de mandolias a été tressée dans ses cheveux. Juste une jolie moitié, l'autre partie de sa coiffure restant aussi désespérément vide que sa poitrine silencieuce. Le cerveau à l'ouest, le regard dans les nuages, le cœur six pieds sous terre, il a sa main sur son torse mais il ne sent plus rien, Gio, il se demande honnêtement
Si on peut guérir de ça ?
Si on peut mourir de ça ?

Il sait, en réalité, il n'est pas bête, Gio – trop d'exemples autour de lui – il sait qu'on finit toujours par guérir, toujours par se relever. C'est ce qu'il se répète en boucle depuis qu'il met difficilement un pas devant l'autre, aussi vite qu'il le peut – lentement.

Ça va guérir.
Ça va guérir.
Ça va guérir.

Comme un mantra. Il le répète aussi fort qu'il le peut dans sa tête pour ne pas qu'elle explose. Déstabilisé par la violence du coup. Il pensait avoir vécu quelques chagrins d'amour mais jamais, jamais, d'aussi loin qu'il se souvienne, ça ne lui a fait aussi mal.

Ça va guérir.
Ça va guérir.

Comme s'il s'agissait d'une plaie superficielle, d'une ecchymose encore fraîche que l'on sait sans gravité. Ça va passer au bleu puis au violet puis au jaune puis ça va redevenir beige parce que le temps efface tout. C'est sûr, Gio, ça va guérir. On va oublier tout ça, les sourires enfantins et les courses dans les champs, les chocolats chauds et les figurines en bois, les caresses dans les cheveux et les couleurs de ses yeux.
On va oublier la douceur de ses mains.
On va oublier la joie de ses sourires.
On va oublier l'odeur de ses vêtements
Qu'on a respiré parfois
Sans même qu'il ne le remarque.

Ça va pas guérir.

Il le sent Gio, au fond de son cœur, que c'est pas comme d'habitude. Que c'est pas comme quand quelqu'un qui lui plaît lui dit non ou se met avec quelqu'un d'autre. Que c'est différent, parce que c'est Koha. Et de toute évidence, Koha ne faisait pas juste que lui plaire. Il le savait, Gio. Pourtant, le coup, il l'a pas vu venir.

Ses conséquences en revanche, il les sent arriver comme on devine la tempête au loin. La ligne d'horizon s'est troublée, se dédouble et tangue. Le calme relatif de la surface de l'océan étrangement déstabilisé. Il a vu la vague qui s'est formée au loin et qui approche, indifférente à son environnement, à vie allure. Le tsunami contre les côtes. Au sens propre comme au figuré. Il a mal à la poitrine. Et alors qu'il pensait pouvoir arriver au moins jusque chez lui, sans pitié la vague le submerge, bloque une nouvelle fois sa respiration, la boule dans sa gorge et les larmes au bord de ses yeux. Il ne veut pas pleurer, Gio, pas ici. Alors dans un dernier élan de lucidité, se range sur le bas côté de la rue – là, la boîte à livres. Se glisse derrière et...

– Ah !! Son dos a percuté quelque chose – quelqu'un. La surprise lui redonne quelques couleurs. Il se retourne vivement. J'suis désolé !

Les mains déjà levées comme pour aider, s'accroche au bras du malheureux. Il reconnaît tout de suite Ali, même si l'eau trouble un peu sa vision.

– Pardon Ali, je t'avais pas vu. Tu... Essuye rapidement une larme au coin de l'oeil, encore étonné de sa présence ici. S'inquiète de l'avoir blessé ou quoi. Ça va ? Tu n'as rien ?

C'est le bordel. C'est le bordel dans la tête de Gio quand il aperçoit le liquide brûlant tâcher la chemise blanche à fleurs d'Ali – joli dans le thème. Il met bien quelques secondes à réagir plus activement tellement il lui faut du temps pour comprendre ce qu'il se passe. Plus le temps alors de se préoccuper de ses yeux embrumés, Gio cligne des paupières plusieurs fois pour chasser les vagues et sans attendre soulève le bas de son T-Shirt pour tamponer la main d'Alistaire sur laquelle le café a coulé – même si c'est un peu bizarre, c'est tout ce qu'il a sous la main et n'a franchement pas le réflexe de réfléchir plus loin.

– Ah, j'suis désolé.

Désolé, il en a l'air, vraiment. L'air dépité, navré sûrement d'avoir percuté un Alistaire qui n'avait rien demandé que de passer un moment tranquille... derrière une boîte à livres. Le détail lui échappe encore alors qu'il hésite à l'aider pour sa chemise aussi mais ne voit pas vraiment quoi faire de plus.

– Je suis vraiment désolé.

Ça fait trois fois qu'il le dit et il se sent de plus en plus con – de plus en plus coupable aussi. Peut-être que la panique dans sa tête rend la situation un peu plus catastrophique qu'elle ne l'est réellement. Dans une dernière tentative de soulager Alistaire il tire un peu sur sa chemise pour la décoller de sa peau, le regard bas.

– J'espère que je t'ai pas fait trop mal. Sa voix est lourde, rendue pesante par l'embarras et la douleur toujours présente – mais déjà passée en arrière-plan, comme c'est bizarre de la sentir là, tapie, moins mordante. J'ai rien, t'inquiète.

Rien de brûlé par le café en tous cas. Les yeux de Gio suivent lentement un joli parterre de fleurs sur une propriété voisine. Le regard éteint, un soupir las s'échappe d'entre ses lèvres. Et enfin il percute.

– Tu... Il hésite à lui demander directement ce qu'il fait là mais heureusement un soupçon d'humour parvient à reprendre le dessus. Il aurait peut-être eu l'air maladroit. Tu cherches un livre ? Un micro-sourire perce miraculeusement les nuages. Parce que je crois que c'est de l'autre côté...

Alistaire a beau tenter de le rassurer rien ne pourra apaiser la culpabilité de Gio. Il a trop de mauvaises pensées qui alimentent la douleur dans son coeur ; c'est trop lourd sur ses épaules pour qu'il ne parvienne à ignorer le poids, même infime, de sa maladresse. En temps normal il aurait cherché à se rattraper au mieux – aurait proposé d'aider à la lessive ou de lui trouver un autre café. Mais présentement il ne se sent la force de rien. Et il esquisse un sourire malheureux, oh, si malheureux, aux mots que cherche Alistaire pour le rassurer.

Ce ne sont que du café et une chemise, certes, mais c'est une jolie chemise et c'est surtout la main d'Alistaire, et Gio s'en veut d'avoir participer, ne serait-ce qu'un peu, aux brûlures qui consument sa vie.

Il a le corps qui défaille un peu, il le sent, Gio, quand il regarde les fleurs dans les jardins. Il n'y a pas un souffle de vent et pourtant elles semblent danser d'une mélancolique valse. Ça tangue encore, doucement. C'est comme si plus rien ne voulait tenir debout, quand il écoute les explications d'Alistaire et qu'il doit prendre appui soudainement sur un poteau de la boîte à livres, quand le prénom est lâché. Comme si on venait de lui donner un autre coup, après celui du stand. Il serre un peu les mâchoires Gio, se mordrait presque la joue d'avoir posé la question. Ça ferait moins mal que ce qu'il ressent au fond de lui – l'acide qui ronge les bords de la plaie, cet acide qui le lui appartient pas, cette douleur qui appartient à Alistaire, mais qu'il prend un peu pour lui, un peu comme tout le monde au village, parce que la brûlure d'Alistaire c'est une brûlure que tout le monde peut se représenter au moins un peu.

Si peu, certainement, face à ce que lui ressent réellement. Gio ne sait pas quoi dire pour apaiser ce chagrin-là. Il n'a jamais trouvé les mots. Au mieux, il a trouvé de quoi égayer un peu la vie d'Alistaire, ponctuellement, à travers quelques pâtisseries, une jolie histoire ou un petit cadeau. Alors aujourd'hui il ne peut que lui adresser un regard compréhensif, un sourire doux, avant de sursauter lui-même à la question qui lui est retournée.

– Ah oui, euh... je...

Tu quoi, Gio ? Il regarde le dos de la boîte à livre, comme si la réponse à la question pouvait être écrite dessus. Tu vas lui dire quoi, Gio ? Que t'as un chagrin d'amour ? À Alistaire ?

Il va pour se frotter la nuque et en remontant sa main dans ses cheveux, ses doigts s'emmêlent entre les tiges des mandolias tressées par Koha. Il la retire délicatement pour ne rien abîmer.

– C'est rien, c'est... une broutille.

C'est faux, Gio. Aussi faux que le timbre de ta voix.

Et pourtant doucement les fonctions se remettent en marche, il retrouve un semblant d'éclat de vie dans le regard quand il se tourne vers Alistaire à nouveau.

– Est-ce que tu veux que je t'accompagne ? Tu veux qu'on fasse un petit tour, de loin ? On pourra marcher à l'ombre des fleurs si tu veux.

Gio ne voit pas très bien ce qu'Alistaire pourrait bien observer depuis derrière cette boîte de toute façon. Il a pas trop envie de le laisser seul ici. Puis s'ils se rapprochent de chez lui il pourra lui proposer de l'aider pour la lessive.

Vraiment rien à voir avec le fait d'en profiter pour voir si Koha trie toujours ses fleurs calmement ou bien s'il sourit aux clients comme si de rien n'était.

Gio se sait moyennement convainquant. Il se doute qu'Alistaire ne doit pas le croire une seule seconde quand il lui affirme que ce n'est rien de grave. Bien des gens, en réalité, seraient incapables de le croire en ayant vu une larme rouler au coin de ses yeux, étant donné que Gio, ça doit bien faire quinze ans qu'il n'a plus pleuré au grand jour. Alors son regard fuit un peu celui d'Alistaire, le temps que ses mots s'installent, prennent leur place et s'ancrent comme une fausse vérité. Une fausse vérité qu'on accepte parce que ça pourrait faire plus mal de briser cette couche de mensonge pour aller fouiller un peu plus loin.

Et pourtant, il ne faudrait pas qu'Alistaire croit que Gio se tait parce qu'il ne lui fait pas confiance ou parce qu'il ne veut pas lui en parler. Il aimerait tellement, en réalité. Il aimerait tellement lui faire part de cette brûlure vive au milieu de sa poitrine, de ces serres qui étranglent son cou, parce qu'il sait qu'il connait si bien les douleurs que ça provoque. Mais justement, c'est parce qu'Alistaire les connait si bien, ces douleurs, parce qu'elles l'ont déjà tellement torturé, qu'il ne peut pas se résoudre à se confier. Il aurait trop honte d'arborer sa cicatrice en devenir – même grosse – alors que le cœur d'Ali se déchire de part en part jour après jour. Il ne peut pas lui faire ça.

Alors Gio retrouve sa vivacité et son énergie, un peu forcées toutes les deux, quand Alistaire accepte sa proposition. Il fait l'effort de garder ce sourire-mensonge sur les lèvres en se dirigeant lentement vers la rue – le côté normal de la rue, là où les gens normaux marchent.

– Alors allons-y ! Je te prendrais un café... et ayant bien noté l'autre alternative : ou une tisane, même si ça n'a pas vraiment ma préférence non plus, je t'avoue. Tu es sûr pour la tisane ?

Il lui tire une grimace un peu enfantine, un peu de dégoût et beaucoup d'humour sur son visage, un masque qui ne lui demande plus tant d'efforts à mesure que les secondes passent – Gio a toujours été doué pour se mettre en second plan.

– Le café et les chocolats chauds de mamma sont infiniment plus intéressants, j'en suis certain. Faire comme si le chocolat chaud était une boisson comme les autres. Faire comme si on ne se rappelait pas qu'on en a partagé des dizaines avec Koha. Faire comme si, à force des années, on n'avait pas imaginé que ses lèvres puissent en avoir un peu le goût. Mais si... Il marque une pause et reprend, pour chasser les déraillements de sa voix. Sinon, oui, on peut toujours essayer les mandolias en tisane.

Même s'il est certain que ça aura un goût amer.

Comme annoncé, Gio choisit le côté de la rue plongée dans l'ombre des bâtiments. Les mandolias suspendues aux fenêtres et disposées un peu partout les entourent de façon à ce qu'ils se sentent un peu moins exposés qu'au milieu de la rue. La grande place se dessine devant eux.

– Alors, je te laisse me montrer où est ce fameux stand de tisanes parce que je ne l'ai pas vu... Bien trop distrait qu'il était par le seul stand ayant attiré son attention aujourd'hui et qui apparaîtra bientôt devant eux et qu'il a peur de revoir. Et s'il cherchait plutôt Camomille des yeux ? Ça lui paraît bien moins téméraire.

Alors que les pas foulent les pavés, sans hâte, Gio lance un regard un peu amusé, complice, à l'aveu d'Alistaire, semblable au sien. On choisit de tenter l'infusion dans l'unique but de montrer que l'on fait un effort. Que l'on tente un pas vers l'autre, vers la vie normale – la vie des gens qui boivent les mandolias parce que c'est la fête et qu'il faut en profiter – on tente, oui, de profiter de la vie et de ses joies comme les autres. Une boisson à la douce couleur rosée sûrement les attend, mais dans le fond tous deux savent très bien que c'est la noirceur profonde du café qui accueillerait mieux leur peine en ce jour particulier.

Gio calque sa trajectoire sur celle d'Alistaire désormais, et sa conscience a toute la liberté qu'il lui faut malheureusement pour voguer vers des considérations qui ne font qu'assombrir le ciel de ses pensées. Une seconde, il aperçoit une seule seconde les éclats de rouge et de blanc du stand de Koha, alors qu'il a le malheur de ne pas regarder ailleurs, et il sent à nouveau un poids considérable lui tomber sur les épaules. Il tourne la tête, regarde les pavés défiler, les sourcils froncés encore une fois. Et ce n'est que lorsqu'Alistaire reprend la parole qu'il parvient à relever la tête, constate qu'ils se rapprochent du stand des tisanes, là, juste devant eux.

– Euuh... Il a bien entendu la proposition du plus âgé, mais il ne sait pas si c'est vraiment judicieux. Autant prendre deux tasses tout de suite, sinon on ne pourra pas en profiter en même temps. Et tout en baissant la voix pour ne pas se faire entendre par la personne qui tient le stand, il hausse les épaules. Dans le pire des cas on aura qu'à déverser le reste dans un pot de fleurs. Il marque une pause. Ce n'est jamais que de l'eau et des fleurs.

Gio n'a jamais vraiment compris les gens qui s'attachent à finir une tisane, un thé ou tout type d'infusion. Bien sûr, il ne gâcherait pas pour gâcher, mais s'il y a bien une chose qu'il ne culpabiliserait pas de ne pas finir, c'est bien une tisane.

– Mais on peut aussi demander à goûter avant oui, comme tu préfères.

Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait commandé une tasse entière directement et aurait filé sans demander son reste. Pas besoin de sociabiliser trop longtemps comme ça, et au pire, comme dit, l'eau de la tisane arrosera les bacs accrochés aux fenêtres de sa boutique.

La prise de parole inattendue d'Alistaire, une fois qu'ils se sont arrêtés devant le stand, interpelle Gio. Il relève son regard noisette sur lui sans vraiment le voir, comme s'il fixait le paysage derrière lui. Sans vraiment avoir conscience de ses propres agissements, il s'entend demander à la personne qui tient le stand :

– Une tasse de tisane de mandolias, s'il vous plaît.

Et alors qu'il se tourne vers Alistaire pour l'inciter à passer commande à son tour, il se demande ce qu'il a bien pu vouloir dire, quelques secondes auparavant. Il ne parlait pas de tisane, de toute évidence. Il devine que ses mots étaient tournés vers ce mal-être qu'il a dû lire sur son visage quand ils se sont croisés. Vers les douleurs qu'il tait. Et Gio a beau apprécier la tentative d'apaiser son chagrin, il ne peut que sourire tristement. Il ne voit pas bien ce qui pourrait finir par aller mieux. Que Koha percute que Noam n'est pas un gars bien pour lui ? Qu'il se rende subitement compte que Gio existe ? Il n'en croit rien. Si, une chose peut bien finir par aller mieux : qu'il parvienne à se désintéresser progressivement de son ami d'enfance, ça, ça pourrait aller mieux. Ça ira mieux, et pourtant sur le moment ça lui fait plus mal encore d'imaginer que ce moment arrivera.

Tout comme, il imagine, ça ferait mal à Alistaire de s'entendre dire qu'un jour, peut-être, il pourrait oublier l'amour de sa vie. Pour sa part, Gio a davantage d'espoir que Camomille retrouve un jour quelques souvenirs, ou qu'elle retombe amoureuse d'Alistaire. Sûrement la faute au goût de la romance que lui a transmis sa mère. Oui, il y croit dur comme fer. Il a le cœur en mille éclats mais il peut croire à l'amour pour deux. Il peut croire à l'amour pour mille.

Tandis qu'il récupère la tasse qu'on lui tend, Gio pose sa main sur l'épaule d'Alistaire, dans un sourire encourageant.

– Ça finira par aller mieux, j'en suis sûr. Il porte la tasse à sa bouche, hume l'odeur florale de la tisane sans y tremper les lèvres – trop chaud encore – lève un sourcil perplexe et reprend. Ça sent fort. Encore une pause, et : Pour moi ça ira mieux, t'en fais pas. Un gros râteau ça a jamais tué personne.

Ses yeux plissés se veulent rassurants mais il n'y a que du doute au fond de son regard. Gio fait des raccourcis, simplifie et dédramatise. Ce n'est pas vraiment ce qu'il s'est passé mais comment mieux le résumer pour ne pas s'appesentir ? Dans quelques mois, il croira peut-être à ce qu'il vient de dire.