de plume à plume

Cher Ambrogio,

Ou plutôt devrais-je dire "Monsieur Leone" ? Un peu de formalité dans ce premier échange lettré me parait essentiel, même si j'admets ne pas en ressentir l'envie, tant mon approche se fait spontanément. Il y a fort a parier que tu te demandes ce que viens faire une lettre à mon nom dans ton courrier. Ne panique pas : tu n'es pas en retard sur tes délais de retour. Pas à l'heure où je t'écris, du moins !

Cette lettre est toute particulière, puisque son but est purement personnel - voire même égoïste ? Je m'explique.
Ton dernier passage à la bibliothèque s'est soldé par une vague de souvenirs, puisque sans même le savoir, tu as choisi l'un des tout premiers ouvrages qui m'ont transcendé.

La fin des temps.
Et pas seulement parce que l'auteur possède le même patronyme que moi.
(nous ne sommes pas liés, à mon grand désarroi !)

Je ne sais pas comment ce livre a fait pour ne pas me sauter aux yeux. Je ne savais pas que nous en avions une copie. Le voir sur le comptoir m'a fait plaisir. Enormément plaisir. Aussi, j'aimerai que tu m'accordes une faveur : prends-en le plus grand soin.

C'est bête à écrire, parce que je suis la mieux placée pour savoir que tu traites les livres avec un respect et une délicatesse qui me réchauffe le coeur, mais je ne pouvais me retenir.

Pourquoi ne pas te l'avoir dit directement ? La surprise m'en a empêché.

Je m'égare.

J'espère sincèrement que tu apprécieras cette œuvre !

Prosaïquement,
Fukaeri

Cher Gio,

Qu'il est étrange de raccourcir ton prénom, tant j'ai l'habitude de l'écrire en toutes lettres sur les ouvrages que tu nous empruntes. Je me sens comme la sorcière dans "Le voyage de Chihiro", qui vole des syllabes à ces employés pour les garder sous son contrôle... Puisses-tu conserver ton libre arbitre, il m'est précieux.
Je pourrais m'étendre sur le concept des noms japonais, et plus largement encore sur ceux de l'Asie toute entière, mais je ne suis pas certaine que tout cela soit très intéressant. Disons que Murakami, de là où je viens, n'a rien de très original. Il y a d'ailleurs un deuxième auteur qui porte ce nom, mais ces romans sont...

Aux antipodes de ceux d'Haruki, dirons-nous ?

Tu m'as demandé si moi aussi j'avais du mal à conserver une notion correcte du temps. Je vais te révéler un secret, Gio.
C'est un superpouvoir.
Réservé à ceux qui, comme nous, sont passionnés.
On plonge la tête tellement profondément dans les choses, on y saute sans même se mouiller la nuque, et on en oublie qu'il faut respirer, que l'eau n'est pas faite pour de drôles de poissons comme nous ! On respire, sans s'en soucier, et on vagabonde dans les eaux profondes, en se laissant porter par les courants. C'est agréable, on s'y perd, et quand on remonte à la surface - malheureusement, on finit toujours par y remonter, à la surface, on se trouve tout déboussolé.
Comme tout, un superpouvoir doit se maîtriser, se perfectionner, mais est-ce vraiment nécessaire, pour celui-là ? Personnellement, j'aime me perdre, plonger corps et âme entre les lignes et la sensation vaporeuse lorsque l'on quitte un ouvrage, qu'on en emporte des bribes avec nous dans notre réalité. Une sensation douce-amère.

Que veux-tu dire ?
Ne pas discerner le réel de la fiction ?
Je pensais que c'était propre à ceux qui se retrouvent ici comme tombés du ciel, cette impression !

J'aimerais que tu m'en parles d'avantage, je suis curieuse.

Et tant qu'on y est, une dernière confidence,
j'ai pris l'habitude de t'accorder des délais supplémentaires dès que tu empruntes les livres.
Je sais qu'ils finissent toujours par revenir et
je comprends que tu veuilles les garder le plus longtemps possible avec toi
ce sont des petits bouts d'univers, après tout,
je ferai pareil à ta place.

Passe quand tu veux,
Fukaeri

ps : les tâches d'encres donnent une saveur toute particulière à tes mots, un chemin tout coloré à suivre en simultané, je me demande ce que tu pouvais bien trafiquer ?

Cher Ambrogio,

Je prendrais soin de ton prénom, merci de me laisser l’utiliser dans son entièreté – il est d’ailleurs très beau, a-t-il une signification particulière ?
Le voyage de Chihiro est un film*, et je suis bien triste de ne pas pouvoir te le montrer ! Il raconte l’histoire d’une petite fille qui déménage, traverse un tunnel dans une forêt avec ses parents, et se retrouve dans un ancien parc à thème qui, au couché du soleil, s’avère être un repère d’esprits. Ses parents s’étant mal conduit, se font changer en cochon, et pour espérer les sauver, Chihiro doit travailler dans les bains publics tenue par la méchante sorcière qui lui vole son nom.

Jusqu’à présent je n’avais jamais fait le rapprochement avec la situation des Terriens qui débarque ici, mais en écrivant ce bref résumé, quelques similitudes m’ont fait sourire. Je suis d’autant plus triste de ne pas pouvoir regarder ce film avec toi ; comme quoi, la fiction et le réel ne sont pas tant éloigné que ça.

Je ne suis pas linguiste et je ne pense pas avoir les capacités pour t’expliquer correctement tout ça, mais par exemple, mon nom, Murakami, s’écrit comme ceci :

村上

Et si je devais le traduire, il donnerait quelque chose comme « clairement en vue ». En poussant l’interprétation, on peut considérer que les membres de notre famille ne passent pas inaperçus. Ce qui correspond particulièrement bien à ceux qui sont dans le milieu artistique, n’est-ce pas ?


L’absence de technologie, c’est un mal pour un bien. Evidemment, c’est difficile de se réveiller dans un monde où internet, l’électricité, et même les transports n’existent pas. Mais d’un autre côté,  ça fait du bien. On respire enfin, la pollution balbutie à peine, les rues ne sont plus encombrées de véhicules cracheurs de pétrole, le monde et ses atrocités ne sont pas disponible constamment dans notre poche…

Je ne parlerais pas pour mes semblables, mais personnellement, je me sens beaucoup mieux loin de cette technologie. J’avais peur des voitures, une peur panique à l’idée d’en conduire une un jour, et ne plus être assaillie de bip bip à longueur de journée est on ne peut plus reposant.

La seule chose qui me manque véritablement, c’est de ne plus être en mesure d’avoir de la musique sur moi en permanence. Je crains de finir par oublier les chansons qui berçaient mes journées au fil du temps.

Tombé du ciel.
Tu fais référence au génie ? Il est encore assez nébuleux pour moi, celui-ci, tout comme les racines de ce monde. Je n’ai jamais pris le temps de m’y pencher, pour le moment : peut-être qu’il serait temps que je m’y mette. Jusqu’à présent, je repoussais ma curiosité. Je crois que je refusais d’accorder du crédit à cette nouvelle réalité, que mon esprit ne voulait pas reconnaitre que tout cela n’était pas un rêve, que je finirais par me réveiller.

Qu’en penses-tu, Ambrogio.
Où est ton chez toi ?


Une raison de plus pour moi de passer à ta boutique. Peut-être que j’aurai la chance de te voir peindre, ou du moins, de glisser un œil sur tes éclaboussures délicates ? Du peu que j’en vois, je suis déjà conquise.

Que peut donc bien jaillir de ton esprit ? Je t’imagine plus volubile avec un pinceau, et je comprendrais parfaitement que tu ne veuilles pas partager ta petite bulle avec la première venue. Sache juste que j’aime beaucoup le choix des couleurs, celles qui parsèmes tes lettres sont toujours très douces à mon cœur.

Au plaisir de discuter de vive voix,
Fukaeri

* Je me suis souvenue que, peut-être, tu ne savais pas ce qu’était un film ! Comme les livres, ils content des histoires, à travers des acteurs, des décors, voire même, comme c’est le cas de Chihiro, avec des dessins. Certains livres peuvent et sont d’ailleurs adaptés en films. (j’évite de les regarder, puisqu’ils détruisent l’imaginaire que je m’étais créé moi-même en lisant)


Je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Se perdre dans un livre, nager si loin qu’on ne sait plus remonter. Qu’on ne veut plus remonter. S’y sentir mieux qu’à la surface, avoir l’impression qu’on ne sait plus respirer correctement et qu’on va étouffer si on quitte les eaux profondes… J’ose croire que c’est une situation partagée par tous les passionnées. Quand quelque chose est trop difficile à supporter, on se réfugie dans ce que l’on aime, on fonce tête baisser loin, toujours plus loin, jusqu’à couper tout contact avec la réalité.

Un exutoire.

Une bulle pour se sentir mieux, pour se reposer, pour se soigner.

Et oublier.

On s’y réfugie précipitamment pour échapper à la douleur, à la tristesse, à la peur, et finalement on ne veut plus en sortir. C’est difficile de sortir d’une bulle qu’on s’est créée pour supporter la réalité. C’est compliqué de renouer avec la réalité quand l’imaginaire nous a tant apporté.

Malheureusement, je n’ai pas de solution miracle à apporter pour ces maux, mais peut-être qu’avoir quelqu’un avec qui partager tout ça pourrait être salutaire ? Ne plus rester seul dans cette bulle la partager avec quelqu’un pour garder toujours un lien avec la réalité, un fil d’Ariane pour ne plus se perdre et retrouver le chemin peu importe où la plume t’as emmené ?

Je m’égare encore une fois. J’ai hésité à glisser cette page avec le reste, libre à toi de ne pas en tenir compte.  

Ambrogio coloré,

Ne m'en veut pas trop de te répondre si tardivement : beaucoup de choses se sont passées. Notamment la rencontre de votre Génie qui, je dois l'admettre, m'a quelque peu chamboulé. Comme il fut étrange de le voir à l'œuvre ; mais ce n'est pas tant ses plaisanteries capricieuses que les réactions des natifs (ou des terriens présents depuis longtemps) qui m'ont semblées étranges. Dissonantes, même ? Des verres ont éclaté, nous aurions pu finir noyé dans du vin gélatineux, et non content de jouer avec nos vies; ce petit chenapan nous a fait chanter pour lui !

Certains ont râlé.
D'autres se sont prêtés au jeu.
Mais aucun n'a semblé prendre la chose au sérieux.

Comme si avoir sa vie entre les mains d'un petit bonhomme capricieux n'était pas terrible ?

(je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec les religions terriennes, et ces Hommes persuadés que tout ce qui leur arrive, est décidé par une force supérieure, qu'ils n'ont aucun impact sur leur vie, que tout est déjà écrit : que diraient-ils face à Konnor et ses agissements puérils ?)




Le Voyage de Chihiro, bien qu'en animation, n'est pas réservé aux enfants.
Les dessins animés, plus globalement, ne sont pas forcément adressés à un public jeune et
de mon point de vue, partagé par énormément de personnes,
les dessins animés, et toutes autres oeuvres dites "enfantines", ne sont pas interdites d'appréciation aux adultes.
Je suis persuadée que tu aurais beaucoup aimé les dessins animés, tout comme tu es capable de trouver des éclats merveilleux dans la littérature jeunesse, ou dans les comptines pour enfant.

L'art n'a pas d'âge et inversement. Le plus important, c'est d'y être sensible et de s'écouter, de ne pas renier ses préférences, et d'être ouvert à la nouveauté. Je sais au plus profond de mon âme que je ne me lasserai jamais des films créés par le réalisateur de Chihiro. Comme j'aimerai pouvoir les visionner à nouveau !



L'Italie.
Je n'en ai que des images en tête, des photos, des paysages de films. Je n'ai jamais quitté mon pays - avant d'atterrir ici. On dit souvent que l'Italie est l'un des pays les plus romantique qui soit, quoi que cela puisse dire. Peut-être que ta mère veut te faire comprendre que ce qu'elle t'a inculqué, la manière dont elle a pris soin de toi, n'est autre que l'héritage de l'Italie. Peut-être qu'elle ne veut pas que son fils grandisse dans l'ignorance de ses racines, même s'il n'aura jamais la chance d'y sillonner. Cependant




Cependant, disais-je, tu ne dois pas faire passer son point de vue avant le tien. Tu n'auras jamais la capacité de connaitre l'entièreté de ses souvenirs et de sa vie avant celle-ci ; aussi, bien que tu sois le fruit de deux terriens, tu es un enfant de Phymeris.

Tu n'as pas besoin d'être choisir entre les deux ! Il est tout à fait possible d'honorer la culture de ta mère, sans renier ton appartenance à Phymeris. Une sorte de double nationalité, dans un sens ?

Ta maison est là où tu veux qu'elle soit, là où tu te sens le mieux.
Une maison se construit, s'entretient, forge.
Et tu es le seul à décidé d'où elle se trouve.

L'Humanité est un sujet tout autant passionnant que terrifiant. Une anomalie dans le règne animal, une forme de vie parasitaire qui détruit son environnement. Une espèce savante ingénieuse capable de maitriser les éléments, de les dompter dans une certaine mesure, pour répondre à ses besoins, ses caprices. En un sens, nous sommes comme Konnor, la magie en moins.

Epineux, beaucoup entretiennent une relation compliqué avec notre espèce ; j'en fais partie. Nous sommes sublimes dans notre capacité à nous autodétruire, à détruire, et d'autant plus sublime dans notre inventivité, notre créativité, notre perception du monde, notre volonté de créer, d'améliorer, de comprendre. Un poison merveilleux pour le monde, la vie, et nous-mêmes.




Je suis passée à la boutique, j'y ai rencontré ta mère. Une douceur lumineuse avec qui converser est un plaisir de chaque instant. Nous avons discuté musique, après un petit temps de banalité, et des éloges de ta maman à ton égard - éloges ponctuées de remarques dont les maman ont le secret ; les siennes faisaient références à ton appétence à laisser trainer tes affaires, et des traces de doigts un peu partout.

Elle t'aime, ça se sent dans le timbre de sa voix, se remarque dans la tendresse de ses yeux lorsqu'elle parle de toi.
Je n'ai pu m'empêcher de faire référence à son brin de voix, et bien qu'elle n'a pas été en mesure de me chanter des artistes de chez moi (je m'y attendais, ne lui en veux absolument pas), quel plaisir de l'entendre clamer des mélodies célèbres avec un tel enthousiasme !

Malheureusement, tu n'étais pas là. Même en restant plus d'une heure, aucun signe du petit Ambrogio.
Sa manière de prononcer, ton prénom rend mes balbutiements ridicules, je l'ai remarqué brutalement : même si nous parlons tous la même langue, nos accents ressortent parfois, sans même que nous en ayons conscience. Mon incapacité à rouler les "r" l'a fait bien rire !

J'aurai pu attendre avec elle ton retour, mais j'ai du refusé son invitation à rester pour manger. Du retard dans l'inventaire de la bibliothèque à rattraper, je le fais sur mon temps libre, pour me vider la tête.




Fukaeri peut être interprété comme "enfant bénie par une logique intense".




J'avais une bulle, elle a éclaté avant que je ne me retrouve ici. Elle était douce, duveteuse, chaleureuse, avec des odeurs qui aujourd'hui me serrent le coeur - la chaleur est revenue, elles ont fini de me glacer le sang. Cette bulle accueillait quelqu'un, effectivement, une âme lumineuse qui s'y est glissée naturellement, inconsciemment.
Il est encore aujourd'hui difficile de savoir si ma bulle s'est ouverte d'elle-même ou si j'y ai laissé une fente pour l'y invité. Il est tout autant difficile de savoir s'il s'y est faufilé de lui-même ou si, attiré par quelque chose
Beaucoup ouvrent leur bulle et regrettent. Parce que certaines personnes y entrent et saccage tout. Volontairement ou non. Beaucoup persistent et continuent d'y croire, ouvrent inlassablement leur bulle, en apprenant de leurs erreurs ou non, en continuant d'y inviter de mauvaises personnes ou non. Beaucoup subissent tellement de dégâts à l'intérieur qu'ils s'assurent de ne plus jamais accueillir qui que se soit, refermant hermétiquement leur bulle.
On peut choisir avec beaucoup attention ceux qui y entre. On peut refuser de faire entrer qui que ce soit.
Certains ne savent pas comment fermer leur bulle peu importe à quel point les ravages sont grands.
Certains ne savent pas comment ouvrir leur bulle peu importe à quel point il la rende accueillante.
Il y a des bulles qui attirent sans le vouloir.
D'autres qui rebutent, sans espoir.
Je ne sais pas comment
Je ne peux pas t'apprendre à ouvrir ta bulle. Ou comment choisir ceux que tu y fais entrer. Je ne peux pas te montrer ceux qui en prendront soin et ceux qui la feront exploser. C'est viscéral, instinctif, primaire, hasardeux. Un horrible mélange de chance et de lucidité. Un pile ou face qui n'est même pas figé.

On ne peut pas s'assurer que notre bulle ne finira pas briser. Même sans accueillir quiconque, elle peut éclater.
En revanche je
Je peux te conseiller d'essayer, parce qu'il n'y a rien de plus doux que de sentir quelqu'un y entrer, apprécier, choyer et s'installer dans notre bulle.

Une bonne personne saura en prendre soin, la cajoler, savourer chaque particule de ta bulle mais même avec la bonne personne, elle peut éclater