ft. Andrew - All for the game
❥ “Salut Papa, c’est
Ness.”
Il pose ses clés sur la table et leur tintement couvre à peine l’hésitation de sa voix. Il abandonne sa veste sur une chaise, range ses chaussures dans le meuble de l’entrée. Hésite encore. Un rire nerveux lui brise la gorge alors qu’il reprend.
“Je pensais que ce serait plus facile au téléphone mais il faut croire que c’est pas vraiment notre truc les discussions.”
Il remet en place le plaid sur le canapé. Redresse le cadre photo accroché au mur, il a encore glissé sur la droite. Il y a le sourire bourru de son père qui porte un petit garçon blond sur ses épaules, il semble léger comme une plume ou bien c’est lui qui est fort comme un ogre. Sûrement un peu des deux. À l’époque ça semblait si facile les moments passés avec lui. Nesaia soupire. Sourit doucement, un peu tristement, aussi, en se laissant tomber sur le canapé.
“Je sais que tu m’en veux, Papa, que tu ne comprends pas. Je sais que tu rêves que je prenne ta suite mais la ferme, les brebis et tout ça, c’est pas moi tu sais ? Je déteste rentrer avec le pantalon dégueulasse, les chaussures pleines de boue et les mains terreuses. Je déteste savoir qu’une brebis ou des agneaux peuvent crever parce que je ne suis pas arrivé assez tôt pour les aider. Je déteste devoir passer des heures dehors même quand il pleut des cordes ou qu’il fait super froid parce qu’il faut s’occuper des bêtes. Toutes ces années je l’ai fait pour toi, parce que même si on ne sait plus trop comment se parler j’adore ces moments à tes côtés. J’adore te voir sourire quand on s’occupe d’un agneau. J’adore que tu sois fier de moi et je sais que même si là tout de suite tu m’en veux tu l’es quand même. Je sais aussi que dans 6 mois, 1 an ou peut-être 2 tu me diras que j’ai bien fait de suivre mon propre chemin et que t’façon t’as bien assez d’aide avec Zélie. Tu ne le vois pas encore mais elle est prête. Plus que je ne l’ai jamais été. Arrête de la trouver trop jeune et laisse-la entrer dans ton monde, je te jure qu’elle le mérite.”
Il sait à quelle point elle en sera heureuse, elle attend ça depuis toujours. Qu’il oublie enfin son fils et qu’il voit la gamine parfaite qui se trouve devant lui, prête à affronter toute la pluie, toute la neige et toute la boue du monde. Prête à parcourir les pâtures, à se lever aux aurores et à veiller sur toute cette vie qu’il y a à la ferme. À accompagner les brebis. À biberonner les orphelins. À les aimer avec toutes ses tripes, comme Lui.
Message vocal de : Zélie
Il ne veut pas le dire mais je suis sûre que c’est toi qui l’a appelé hier. Je ne sais pas ce que tu lui as raconté mais il était tout chamboulé. Il n’a pas décroché un mot de la soirée même quand je lui ai demandé si Sybelle allait bientôt agneler et pourtant tu sais comme il aime parler de ses brebis. Et puis en montant se coucher il s’est arrêté devant ma porte et il m’a demandée si je voulais venir avec lui demain, enfin aujourd’hui, t’as compris hein ! ENFIN !!! Si tu savais comme j’attendais ça !!! Enfin je sais que tu sais mais je n’y croyais plus, Ness ! Merci merci merciiii !
Message vocal de : Zélie
Sybelle a agnelé !!! J’étais morte de trouille bien sûr, toi t’as l’habitude mais pas moi ! Mais j’ai aidé Papa tout le long et je crois qu’il était fier de moi ! T’imagines ça Ness ? Il était fier !!! Bon tu connais Papa, les grandes déclarations c’est pas son truc, il m’a dit que c’était bien et il m’a tapotée l’épaule, puis après qu’on soit rentré il a dit à Maman que j’avais fait naître le bébé ! Merci encore Ness c’est grâce à toi !
Message vocal de : Nesaia
Effectivement ça ressemble bien à Papa ça. Il a toujours été fier de toi, tu sais ? C’est juste qu’il sait pas comment le dire, lui et moi on a ça en commun on sait pas trop dire les choses - bon ok il est mille fois pire que moi. En tout cas je suis super content pour toi Zélie, tu m’enverras une photo de l’agneau ?
(19h12) SMS de : Papa - Sybelle a agnelé. Un petit mâle noir.
(19h18) SMS de : Papa - Zélie a été formidable.
(19h19) SMS de : Papa - Il s’appelle Ness.
(19h19) SMS de : Papa - On a choisi ensemble.
(21h32) SMS de : Papa - Faut pas m’écouter, je suis un vieux con.
(21h33) SMS de : Papa - Tu as raison de tracer ta voie.
(21h42) SMS de : Papa - Je t’aime gamin.
(21h43) SMS de : Papa - A envoyé une photo
“Salut Papa c’est
Ness. Je sais pas pourquoi je te dis à chaque fois que c’est moi parce que ta messagerie va te le dire, mais bon. J’ai reçu ta photo de l’agneau, il a mes yeux, tu ne trouves pas ? Et ma beauté, ça va de soi.”
Il rit. C’est un peu timide encore, comme s’il n’osait pas vraiment. Depuis combien de temps il n’a pas ri avec son père ? Ils n’ont fait que claquer des portes ces derniers mois. Ils se sont contentés de silences pesants et d’yeux qui se foudroient. Enfin ceux de Nesaia ont foudroyé son père, lui se contentait d’éviter soigneusement son regard. Il y avait eu quelques éclats, aussi. De phrases en colère qu’ils n’étaient pas parvenus à terminer, sûrement pour leur propre bien. Ça évite de balancer des horreurs qu’on regrette ensuite.
“J’aimerais bien venir vous voir pour les vacances de Pâques. Mais je te préviens, s’il flotte je flingue pas mes pompes dans la boue. Je reste à la maison avec un chocolat chaud et de la musique ! Bref, dis moi si ça te dit ?”
(12h12) SMS de : Papa - Il braille aussi fort que toi surtout.
(12h13) SMS de : Papa - Tu sais que tu rentres quand tu veux.
(12h13) SMS de : Papa Faut juste prévenir ta mère en avance pour qu’il y ait assez de patates pour te faire de la purée.
(13h15) SMS de : Nesaia - Je suis sûr qu’il chante moins bien que moi ;). Je ferai ça alors. Hors de question qu’on manque de patates !!! La purée c’est sacré !
(13h50) SMS de : Maman - Il y a toujours des pommes de terre à foison à la maison, tu le sais. Hâte de t’avoir parmi nous mon Ness !
“Salut Papa, c’est
Ness. Tu peux bien te plaindre de la SNCF, le train est arrivé à l’heure LUI ! Par contre toi je te vois toujours pas sur le quai, ça fait dix minutes que tu devrais être là tu m’aurais pas oublié ? Bon te stresse pas hein, j’ai pris du chocolat à la machine et je suis au chaud. Sois prudent sur la route, à tout à l’heure.”
La voiture bleue arrive après plus de 45 minutes d’attente et elle est à peine garée qu’une tornade aux cheveux bruns en sort. Zélie court à l’intérieur et il n’a pas terminé de se lever qu’elle se jette à son cou.
“NESS !”
“C’était mon tympan ça ma Zélie.”
Il rigole mais l’inquiétude lui tord les tripes parce qu’elle tremble entre ses bras sa petite sœur. Parce qu’ils ont 45 minutes de retard et que même si son père n’est pas toujours à l’heure, ça c’est jamais arrivé.
“Dis moi ce qui se passe, Zélie.”
Il l’écarte et elle essuie quelques larmes au coin de ses yeux. Ça le bouleverse un peu. Beaucoup. Il serre ses doigts sur ses épaules et son regard cherche le sien.
“Zélie ?”
“C’est une catastrophe, Ness.” Elle lâche enfin. “On a dû faire venir le véto pour une brebis la semaine dernière et les résultats sont arrivés aujourd’hui… Elle est atteinte de paratuberculose, ça veut dire…”
“Que le reste du troupeau en est certainement atteint.”
Et ça c’est un coup de massue.
Le pire truc qui pouvait leur arriver.
Sûrement.
TW : Troupeau abattu “Salut Papa, c’est
Ness.”
Le silence qui suit est étouffant. Étouffant comme l’ont été les vacances. Le visage fermé de son père quand le véto réexplique. Pas de traitement. Transmission rapide. Premiers signes cliniques tardifs. Il vaut mieux abattre. Ça fout des nœuds dans la gorge, des angoisses plein le ventre. Ça fait pleurer Zélie et Nesaia déteste ça. Ça fout le cafard et c’est pesant. Ils doivent dire au revoir à Sybelle, Texas, Toundra et toutes les autres. Ils doivent dire au revoir aux agneaux de l’année et même au petit Ness. Et à la maison c’est silencieux. Silencieux comme les pâtures. Silencieux comme leur absence.
Silencieux, Nesaia l’est dans le train du retour. Même quand un jeune homme aux cheveux bruns le charme d’un sourire. Silencieux, Nesaia l’est toujours à son retour au travail. À son retour en cours. Il lui faut des jours pour se débarrasser de la boule qui serre sa poitrine. Non, en fait elle est toujours là. Elle prend juste un petit peu moins de place.
“J’aimerais savoir quoi dire pour que tu ailles mieux mais je sais que mes mots ne suffiront pas… Je sais qu’on doit te laisser le temps. Que tu dois digérer ta peine, ta colère. Tu sais, je suis triste aussi Papa. Je sais toute l’énergie que tu as mis. Tout l’amour que tu leur as donné.”
Sa voix se brise. Tout doucement. Il faut tendre l’oreille pour l’entendre
“Mais on va rebondir. Tous ensemble. On va surmonter ça comme on a toujours tout surmonté. T’en as eu des galères et t’as jamais baissé les bras.”
Mais est-ce qu’on s’en relève un jour de ça ?
Et sans qu’on s’en rende compte ça fait un, deux, puis trois mois. Ça en fait six et puis dix. Ça en fait douze, quatorze, seize. Nesaia est en deuxième année de fac puis en troisième. Nesaia travaille comme un acharné, entre les cours et la boîte de nuit, il est serveur.
“Salut Papa, c’est
Ness.”
Il tire sur la clope qu’il a au bec et relâche la fumée dans la nuit noire. L’heure est indécente mais il s’en fout. C’est celle où il rentre chez lui et où les rues sont vides. Où il n’y a que le son de sa voix et elle a l’air de sourire. Rien qu’un peu.
“Je sais, il est tard, comme d’hab. J’ai fait des extras au bar, comme d’hab. Mais ça va. Demain soir je suis en week-end, je vais pouvoir dormir. Ou pas et je t’entends déjà m’engueuler parce que bon sang, t’as vu tes cernes, Ness ?!”
C’est vrai. Il a des cernes sous les yeux dont il a du mal à se débarrasser. Il passe trop d’heures debout. Trop peu dans son lit.
“Mais j’aime pas dormir. J’aime la vie, j’aime la vie quand elle bat, quand elle vibre, quand elle fait du bruit. J’aime ceux qui chantent à tue tête même quand ça sonne faux. J’aime ceux qui rient, ceux qui crient leur joie. Je déteste ce silence quand j’arrive chez moi.”
Ce silence dans lequel il pense trop. Au passé. Au présent. Au futur.
Est-ce qu’on peut étouffer de trop penser ?
Est-ce qu’on peut
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“Au fait Zélie a appelé hier. Elle m’a montré les nouveaux moutons. Ils sont beaux. J’adore le petit noir. Bien sûr, fallait qu’elle l’appelle Ness. Quelle plaie celle-là.”
Nesaia a son diplôme quelques mois après. Il n’a pas encore 21 ans, une licence en langues. Il a un peu d’argent de côté, pas beaucoup, mais il a la débrouille et c’est tout ce qui compte pour lui.
“Salut Papa, c’est
Ness. Ça fait un moment mais j’ai pas pu t’appeler avant. C’était la folie ici, avec les partiels, les dossiers à rendre et le taff je n’avais plus une minute à moi. Mais ça y est, je suis le premier membre de la famille Loisel à avoir une licence ! Tu dois te demander à quoi ça va me servir, hein ? C’est pas avec ça que je vais trouver un vrai travail et en vrai t’as raison, je sais pas encore ce que je vais faire avec ce bout de papier. Mais hey tu sais quoi ? Je suis bien tenté d’aller voir un peu le monde. Strasbourg c’est chouette mais j’aimerais bien… ouais, partir un peu. Découvrir d’autres pays. Toutes ces conneries qu’on fait à mon âge quoi ! Je veux pas regretter, me réveiller à 60 balais et me dire que j’ai loupé ma vie. Alors ouais, peut-être que je vais partir un moment. J’en ai besoin, je crois. J’veux aller surfer sur les eaux californiennes, grimper le Machu Picchu, me déshydrater devant le désert d’Atacama. Je sais que vous m’en voudrez pas. Ni toi, ni Maman, ni Zélie, tant que j’oublie pas de rapporter un souvenir.”
Sourire en pensant à Elles. Sourire en pensant à Lui. Il passe une main dans ses cheveux et il rit un peu.
“Au fait je t’ai pas dit, j’ai les cheveux roses maintenant ! Enfin pas totalement rose, mais j’aime bien ! Ah ça les ferait jaser au village tiens !”
Et c’est comme ça qu’il passe la porte. Pas longtemps après. Il a même pas fini son sac, juste prévenu sa mère et sa sœur. Juste envoyé un message, il les a même pas eues au téléphone. Paf il passe la porte de sa chambre et c’est le trou noir.
Au réveil à l’auberge, c’est d’abord l’incompréhension. Phyméris ? Jamais entendu parler. C’est quoi ce bordel, réveille-toi Nesaia ! Mais il ne dort pas. Et il est coincé loin de chez lui, loin d’Elles, loin de Lui.
“Salut Papa, c’est
Ness. J’ai l’air complètement idiot à parler tout seul mais crois-le ou non le téléphone ici ça n’existe pas.”
L’un des drames de sa vie, vraiment. Nesaia l’a vu se décharger peu à peu sans rien pouvoir faire et il a perdu leurs photos. Le son de leurs voix. Il a toujours le réflexe, d’ailleurs, de le chercher dans sa poche. Parce que quand on a une question, Google a la réponse, non ?
“Je sais pas ce que j’ai fait pour mériter ça franchement. Pas de téléphone, pas d’électricité, un diplôme inutile en poche et aucun moyen de se barrer à ma connaissance. Mais je vais trouver. Je vais rentrer.”
❥
Première année. Il erre. Il fouille. Il ravale sa colère et il continue d’y croire. Seconde année. Le destin se fout sûrement de lui. Il rencontre Cerise et son troupeau de moutons colorés, noirs, blancs, rose, bleus, lilas, vert amande, elle a un rire qui vous ferait rire aussi. Elle rend sa vie un peu plus douce quand il vient filer un coup de main de temps en temps. Troisième année. Elle lui apprend à filer. Il aimerait dire qu’il déteste ça mais c’est loin d’être le cas. C’est un peu sa bulle à lui. Celle où il s’apaise. Juste un instant. Quatrième année. Déjà. Il n’est toujours pas reparti mais il n’abandonne pas. Il y a ce gars qui a envahi son quotidien. Non, c’est lui qui a envahi le quotidien de Zach. C’est avec lui qu’il se rapproche d’IZVAN, peut-être qu’ils peuvent l’aider. Cinquième année. Après Zach (c'est de sa faute !), il envahi le quotidien de Corey. Sixième année. Des fois c'est dur mais il y croit encore.
Toujours.
TW : Mort “Salut Papa, c’est toujours
Ness. Tu dois te demander quand est-ce que je vais arrêter ça. Tu te dis sûrement que ça sert à rien. Que ça servait déjà à rien de te raconter ma vie au téléphone. Qu’à un moment il faut tourner la page. Mais tu vois j’y arrive pas. Je ne peux pas abandonner Maman et Zélie. Je ne peux pas les laisser comme tu nous as laissés. Ça va bientôt faire 6 ans et tu sais quoi ? Je t’en veux encore.”
Le frisson de colère qui agite sa voix ne dure qu’une seconde. Remplacé par cette tristesse qu’il se trimballe depuis ce jour là.
Ness… Zélie au téléphone avec ses mots qui tremblent. Zélie qui s’effondre.
C’est Papa… Ça n’aurait pas dû être à sa sœur de seize ans de lui annoncer ça.
Nesaia s’était effondré avec elle.
Comme il s’effondre maintenant.
Quelques larmes qui dégringolent en silence.
“Tu me manques tellement, Papa…”
Aussi fort qu’elles lui manquent depuis cinq ans.
Il quittera Phymeris. Pour elles. Il n’a pas le choix.
- Résumé:
❥ Il naît en normandie de parents agriculteurs (éleveurs de moutons). Zélie, sa petite sœur, naît 3 ans plus tard.
❥ En grandissant il aide beaucoup à la ferme mais à mesure qu'il vieillit il comprend qu'il ne souhaite pas y passer sa vie (il n'aime pas la boue, il n'aime pas trimer toute la journée, il n'aime clairement pas le salaire de misère à la clé).
❥ Il finit par partir en licence d'anglais à Strasbourg pour mettre de la distance entre lui et la ferme. En parallèle il travaille dans une boîte de nuit. Avec son père c'est compliqué, ils ne savent pas trop comment se parler. Mais Nesaia essaye quand même et décide de l'appeler (début de la fiche).
❥ Ils renouent le contact petit à petit. Nesaia décide même de rentrer pour les vacances de Pâques mais elles sont loin de ses attentes. Il faut abattre le troupeau qui a été testé positif à la paratuberculose.
❥ Le cours de la vie reprend petit à petit. Il obtient sa licence d'anglais avec succès. Il décide de partir en voyage, il ne sait pas vraiment où mais il veut partir. Il passe la porte pour Phymeris à ce moment là.
❥ Il est là depuis six ans. Il continue encore régulièrement à parler à son père quand personne ne l'entend. Souvent, la nuit, quand ça va pas fort (bien sûr il ne peut plus le faire au téléphone). À la fin de l'histoire, on apprend que son papa est également décédé peu après son troupeau.
❥ Il est devenu artisan lainier grâce à Cerise qui élève des moutons colorés (ouais le karma tmtc). Il a rencontré Zach et Corey et il pourrit leurs vies de paillettes et de sourires.