Quand sonne l'heure • ft. Natalia

Des feuilles mortes.

C'est étrange ce qu'elles pouvaient être jolies, morceaux de nature bringuebalés par le vent, arrachées à l'embrasse de leur foyer et disséminées au sol pour laisser mourir leurs couleurs sous le dessous des bottes sales de quelque passant à l'esprit occupé. Elles pouvaient être jaunes, rouges ou encore orangées ; mais généralement n'étaient plus que camaïeu tristement brunâtre lorsqu'elles commençaient à sécher. Sécher, froisser, s'effriter. Le temps n'était pas aux feuilles mortes, non, et pourtant ; pourtant il était un endroit où elles semblaient en tout temps s'empiler, s'entasser et parsemer le palier d'une maison en particulier. Des feuilles mortes bien particulières, pour cette maison en particulier. Parmi elles nulle ombre de couleur tourbée, nulle ombre de morceau de nature qui se serait invité sur ce pallier : seulement des feuilles de papier. Du papier étrangement abandonné, papier plié, replié, papier signé, papier blanchi, papier sali ; du papier glissé sous une pierre, une tour un peu bancale appuyée contre les bottes à l'entrée.

Pourtant, envolées.

L'oiseau de l'incompréhension avait déjà commencé à se nicher entre les sourcils froncés de Mikhaïl lorsque sa haute silhouette acheva de gravir les quelques planches de bois menant à ce palier de maison si particulier. Et pour cause : sur le sol, pas une feuille morte, pas un morceau de papier esseulé. Seulement le bois, taché de traces de boue et de froid, l'humidité de l'hiver invitée dans ses nœuds. Ses mains gantées de mauve appuyées en poings contre ses hanches, il laissa ses lèvres se tordre d'une moue suspecte, balayant le tableau improbable qui s'étalait à ses pieds : nulle feuille morte à esquiver du bout de ses souliers pointus, nulle cadavre d'enveloppe à déplorer sous son regard aiguisé. Il y avait anguille sous roche dans cet ordre un peu trop suspect - comme un calme malin avant la tempête, il le savait.
Parce qu'il connaissait la jeune tornade qui vivait ici, la propension de celle-ci à laisser sur son perron mourir les dépouilles d'un courrier qui n'était même pas en mesure de pleurer le traitement qu'elle lui réservait. Oui, Mikhaïl ne connaissait que trop bien Natalia pour imaginer ne serait-ce qu'un instant qu'elle puisse avoir enfin écouté ses lamentations et offert aux pauvres feuilles mortes sur son pallier la joie d'être recueillies et rassemblées ; de récupérer minutieusement les enveloppes et les lettres que le postier se faisait pourtant une joie de lui livrer pour enfin leur offrir la rédemption qu'elles attendaient : d'être lues, seulement et simplement, de mener à bien l'unique mission que leur expéditeur en attendait.


Peut-être existait-il un mot pour décrire le sentiment qui lui déchira le cœur lorsque vint à Mikhaïl l'idée d'inspecter la scène de crime un peu trop bien nettoyée par son amie et qu'il y découvrit la cache de ces feuilles mortes, l'amoncellement de leurs corps dans la petite boîte étroite censée les accueillir comme dans un foyer. Peut-être existait-il un mot, entre le désespoir, l'incompréhension et la tristesse, teinté d'une surprise qui pourtant n'aurait pas dû s'inviter parmi les autres - il le savait pourtant, qu'elle détestait s'occuper de son courrier. Un brin de consternation, une pincée de fierté - seulement pour avoir eu l'idée d'au moins les débarrasser du sol, bien vite disparue face à l'état déplorable des pauvres feuilles froissées qui cherchaient à s'échapper de leur prison étriquée cependant. Il n'avait pas eu le choix, il avait son propre rôle à jouer, sa propre lettre à lui déposer, il n'aurait pas pu s'en aller sans ouvrir la boîte - apparemment de Pandore -, pour l'intégrité de son âme et conscience.

Et d'un soupir.

– Tasha...

Quelques coups, là contre la porte.
Une simple supplique, offerte à elle d'une voix légère.

– Natasha ma belle, il va falloir qu'on parle tous les deux !

Pour ces feuilles mortes, dégoulinant à présent jusqu'à ses pieds.

Quelques flammes, s'agitant de l'autre côté de la lucarne.


– Oh - tiens, Misha, quelle a-do-rable surprise ! Qu'est-ce que tu fais par ici ?

Là, contre la porte.

D'un extrait de couleurs et de chaleur se cachant à moitié derrière une porte entrebâillé à la silhouette entière de la jeune femme postée contre l'encadrement de celle-ci, le visage de la coupable Natalia se dessinait à présent de ses contours les plus précis face à Mikhaïl. C'était un visage qu'il avait toujours apprécié observer et dans les traits duquel il retrouvait étrangement beaucoup de familiarité, aussi coloré et chaleureux que ce que sa propriétaire lui inspirait : une peau d'agrumes, d'acidité, sous une chevelure aussi flamboyante que sa personnalité ; sans oublier des yeux brillants, aveuglants de lumière et de vivacité. Il était bien difficile pour lui de jamais trouver la force d'en vouloir à cette jeune femme pour les bêtises qu'elle pouvait bien faire mais cependant, aujourd'hui - il en était certain, il se l'était promis -, il ne la laisserait pas gagner. Aujourd'hui, il parviendrait à rester concentrer sur sa mission et à mener le front de défense du courrier sans se laisser distraire par les airs innocents de son amie.

– Ce que je fais ici ? Mon trava- ?
– Mais c'est pas vrai !

Interrompu.

– Ben qu'est-ce que t'as foutu avec mes lettres dis donc ? Y'en a partout, ohhh, nooon...

Abasourdi, le postier observa la jeune femme et le regard faussement accusateur qu'elle lui lançait, sa moue feignant l'ignorance de la situation comme si ses gestes maladroits auraient pu le convaincre de son innocence vis-à-vis de l'état désastreux de son palier. Pour une fois, les mots lui manquaient - une chose bien trop rare pour ne pas être soulignée. Il était bouche bée de l'affront qu'elle lui faisait en osant prétendre un seul instant qu'il puisse avoir malmené ce pauvre courrier de son propre chef, si bien qu'il ne remarqua même pas que sa propre bouche lui en tombait. Et il la vit s'agiter, gesticuler, se courber, attraper une lettre, puis une autre ; et il aurait pu y croire presque, au moins un instant, avant que le masque ne tombe et que Natalia ne se redresse, la croix et la bannière de sa croisade pour le Salut des enveloppes visiblement déjà abandonnées.

Et de reprendre.

– Bon ok OK j'avoue c'est moi qui ai fait ça, mais je te juuure que j'ai essayé de trier et tout, j'ai fait comme tu m'as dit, mais c'était tellement long, Misha, y'a TELLEMENT de lettres ?! Comment c'est possible d'être à jour de TOUT CA !

D'une voix pleine de dépit, ses pieds traînant sur le plancher.
Et ce papier bruni, là, qu'elle lui tendait.

– Regarde, rien que là, je sais même pas de qui... de quand - c'était quand, mars, déjà ? Non, laisse-tomber, c'est trop d'efforts.

Les épaules abattues.

Il fallait être fort, à tout prix, ignorer ce petit cœur trop mou qui menaçait à tout instant de vaciller ; croiser les bras - oui, il n'y avait qu'ainsi qu'il pourrait montrer à son amie que son intransigeance aujourd'hui ne serait à aucun instant relâchée. Combien de fois lui avait-il donné de bons conseils pour s'occuper efficacement de son courrier ? Combien de fois lui avait-il couché sur papier sa propre méthode pour qu'elle puisse faire du monstre de papier sur son palier un modèle de rangement millimétré ? Natalia n'aurait pourtant qu'à lire ses lettres pour que le problème ne soit réglé et pourtant, pourtant ils en revenaient toujours au même stade, à ce triste paysage de feuilles mortes, là, gisant pitoyablement à leurs pieds.

Ses bras résolument croisés.

– Eh mais c'est trop cool, c'est un nouveau chapeau non ? Il te va super, je l'avais jamais vu avant !

Au moins jusqu'à ce que cette simple diversion ne fasse naître dans le regard du postier un éclat scintillant, son visage se traversant de part en part en un sourire éclatant. Et ses bras se dénouèrent, évidemment, les joues de Mikhaïl s'empourprant de fierté à la simple entente du joli compliment lorsqu'il porta une main à sa tête, s'empressant de retirer le haut-de-forme coloré pour le présenter à son amie avec un engouement certain. Il était si rare que l'on apprécie ses efforts vestimentaires qu'il tomba dans le piège de cette redirection de conversation la tête la première et les pieds liés.

Emballé.

– Oh, tu as remarqué ? C'était mon jour de congé hier et j'en ai profité pour décorer ce chapeau que j'ai trouvé au marché il y a quelques mois - une aubaine, vraiment, je l'ai acheté pour une bouchée de pain si tu savais -, je trouvais que le turquoise des perles irait bien avec ce tissu à pois alors-

L'élan coupé, soudain.
Le chapeau ramené contre lui.

– Non ! Tu ne m'auras pas comme ça Natasha ! Oh non, non et non, je ne suis pas là pour parler couture, pas aujourd'hui, pas maintenant !

Hochant la tête de gauche à droite, comme pour se recadrer.

– Tasha... Il se pencha pour ramasser une lettre, ravalant l'angoisse que lui procurait la vision d'un papier aussi chiffonné entre ses doigts pour tendre la pièce à conviction sous les yeux de son amie, le regard empli de déception. Comment peut-on donc en arriver à ce stade ? Si tu ramassais ton courrier rien qu'une fois par semaine, on n'en serait jamais arrivés là...

Et de soupirer.

– Je ne vois qu'une seule solution : aujourd'hui, on va trier tout ça ensemble - et n'essaye même pas de me faire les yeux doux pour que je change d'avis ! appuya-t-il d'un regard insistant tout en attrapant quelques lettres devant lui. Il est parfaitement hors de question que je m'en aille - qu'il glissa dans son chapeau - tant que tes lettres - puis deux autres - seront dans cet état.

Et de marmonner à lui-même, tandis qu'il amassait davantage de corps mutilés.

– Pas si je veux être capable de dormir cette nuit.

Adieu les feuilles mortes, c'était là tout ce qu'il souhaitait.

Toutes les fibres de son corps avaient dû lutter face à l'envie de remercier chaleureusement Natalia lorsque celle-ci lui avait glissé un compliment supplémentaire vis-à-vis de son chapeau. Le cœur flamboyant de fierté, tambourinant de satisfaction, calmé seulement par la vision misérable de ces feuilles chiffonnées entre ses doigts qui s'empilaient les unes après les autres dans ce qui ressemblait fort à un tombeau improvisé. Malgré lui, rien qu'un murmure, « Hmphf... merci choupette... », glissé discrètement sans oser faire preuve de trop d'engouement - pas trop fort, surtout pas, pour ne pas l'encourager à le détourner de son objectif de la journée. C'est qu'il était toujours si difficile de rester sérieux et appliqué avec Natalia, avec ses grands gestes, sa voix éclatante et ses humeurs assumées ; et elle aurait presque pu le convaincre qu'elle avait raison, qu'il était si difficile de s'occuper de la gestion de son courrier « une fois par SEMAINE, attends, tu te rends compte ? ». Il n'avait pas le droit de se laisser attendrir pour autant cependant, concentré dans sa tâche, rassemblant inlassablement les enveloppes pour encourager son amie à l'imiter malgré ses doléances envers le monde.

Et comme un arôme de capitulation dans l'air.

– Quand faut y aller…

D'un râle, complainte dramatique.

– Okay okay mais tu verras de toi même que c'est ingérable.

Aux saveurs exquises de sa victoire.

La malice courait sur ses traits, comme si la résignation dans la voix de Natalia lui insufflait une vigueur supplémentaire, un appui, la confirmation de la légitimité de son combat. De ces feuilles mortes, de ce tas de papier dévitalisé, il parviendrait à raviver les braises de la passion que pouvait bien provoquer l'ouverture d'une lettre auprès de son amie : de cela, il était parfaitement certain - et ce quand bien même il ne lui semblait jamais avoir perçu ne serait-ce que l'esquisse de la moindre forme d'intérêt de la jeune femme pour le courrier. Éternel optimiste, parfait ingénu. Tandis qu'elle prenait place face à lui, ses efforts se joignirent à ceux de Mikhaïl, ses ongles grattant contre le grain du papier et les gestes experts du facteur s'appliquant à attraper à la volée les feuilles tombées du tas qu'elle peinait déjà à rassembler dans sa main. Ensemble, ils formaient déjà une équipe incroyable, un tandem capable - il en était certain - de surmonter la plus fastidieuse des épreuves qu'ils aient jamais eu à surmonter ensemble.

Voilées d'un brin, peut-être, de désillusion.

– Comment on est censé procéder ? Je sais que tu vas me dire qu'il faut trier et tout ça, mais franchement, on n'a qu'à faire une grande pile !
– Si tu sais déjà la réponse, pas la peine de poser la question ! scanda-t-il avec légèreté, le ton taquin.

Inébranlable, il le fallait.
Il n'avait d'autre choix ; d'autre choix que de se montrer modèle d'intransigeance, bastion de fermeté malgré l'âme en peine qu'il entendait face à lui se déchirer.

– Eh mais - son oreille se dressa tandis qu’il dépoussiérait une enveloppe bleue aux coins cornés - j'attendais ce courrier depuis deux mois !!! Puis un soupir, un regard levé au ciel à l'entendre en tâchant de retenir l'amusement qui cherchait à s'immiscer sur ses lèvres. Je pensais qu'on m'avait juste ignorée, tu sais, comme d'hab ! Et il acquiesça même, toujours bon ami malgré la très claire part de responsabilité de Natalia dans ces situations répétées, il le savait. Ça fait une plombe que je leur demande de publier mon papier sur les propriétés magiques des sols ! Prêt à s'insurger oui, à deux doigts même - c'est qu'elle avait tant de conviction dans la voix qu'il se sentait malgré lui entraîné.

Dans son tâtonnement, une ultime enveloppe.
Et dans la main de l'autre, ce papier qui s'agitait avec férocité.

– Ma main à couper qu'ils ont fait exprès parce qu'ils savaient que je la verrais pas !
– Au moins, oui ! Ca va pas du tout, tu as parfaitement rais...

Et lui de réaliser qu’encore une fois, il prenait parti en oubliant le contexte.

– Attends… non, non non, un poing sur ses hanches, son chapeau posé au sol, il lui offrit son air le plus réprobateur possible, un index moralisateur agité sous son nez lorsqu'il la rouspéta. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ma Tasha, c’est à toi d’ouvrir les lettres et de ne pas les laisser mourir dans leur coin !

Et dans un soupir de consternation, se relever.
Se travestir en adulte, rien qu'un instant, juste assez pour ne pas se faire embobiner.

– Écoute Tasha, je t'adore, je t'aime, tu es un peu la lumière de ma vie parfois tu sais mais - et il planta ses yeux fermement dans les siens, luttant contre toutes les fibres de son être qui cherchaient à lui sourire - j'ai dit MAIS - qu'il avait envie d'ébouriffer ses cheveux, là, tout de suite - tu es vraiment... - elle paraissait si penaude, si dépitée, si dépassée - tu... - et pouvait-il vraiment lui en vouloir, quel que soit le traitement qu'elle pouvait bien faire subir à son pauvre courrier ? Qu'est-ce que je voulais dire moi, déjà ?


– Ah, ah oui. Bon. Il inspira lentement, le temps de ramasser son chapeau. Déjà, on va rentrer, on va s'asseoir quelque part et on va trier ton courrier par date d'expédition. Hochant la tête comme s'il réfléchissait au fur et à mesure qu'il parlait, il continua. On y verra beaucoup plus clair comme ça, d'accord ? Et de lever sa main libre en signe de stop, le regard profondément ancré dans celui de Natalia comme un parent qui lui aurait fait la morale. En fait, non, c'est pas une question, tu es d'accord et puis c'est tout. Oui, voilà.

Comme un château de carte qu'il tâchait maladroitement de reconstituer.

– Allez, au travail !

Qu'un souffle, rien qu'un seul, suffirait à faire s'effondrer.