Vacarme (film, 2020) - Ambrogio

Gio aimerait presque remonter pour se regarder une dernière fois dans le miroir un peu terne de sa salle de bain mais il n'est pas tout à fait sûr d'avoir le temps. Quelle heure il avait dit, déjà ? Il n'est plus sûr d'avoir la bonne heure. Plus sûr non plus de vouloir y aller, en fait. Ça doit bien faire des mois qu'il n'a plus été aussi préoccupé, aussi nerveux, et ça le change bien de ses habitudes. Quelle idée il a eu d'accepter de le suivre ? Tout seul dans la boutique encore éclairée par quelques bougies qu'il a pris soin de laisser allumées, il se passe une main dans les cheveux. Un peu longs. Ça mériterait bien un petit rafraichissement mais il préfère ne pas y penser. Il préfère ne plus regarder ses racines foncées s'allonger non plus. « Ça fait sale. », c'est ce qu'a dit Lucia. Gio hausse les épaules, la plupart du temps. Il aura qu'à être sale alors.

Il s'est douché pourtant. Juste avant, pour être bien propre, il sent bon, il a mis un T-Shirt sans trou et sans tâche. Alors pourquoi il a les paumes un peu moites ? Le carillon sonne et Gio se tourne vers la porte d'entrée de la boutique, un large sourire barrant son visage.

– AMBROGIO JE SUIS LA !

Il tique un peu sur le nom employé mais rien qui ne suffise à altérer l'entrain de son sourire. Un peu crispé, certes, de nervosité. Puis quand il voit la silhouette de Rune apparaître, il se souvient de la raison pour laquelle il a accepté cette folie. Les étoiles dans les yeux qui se lèvent vers le visage radieux à mesure qu'il avance en font partie. L'impression que lui laissent l'attitude et le style de Rune, sublime dans sa tenue comme il devait s'y attendre – la même impression que l'autre soir quand il l'a croisé alors qu'il était sur le point de rejoindre le même endroit que celui qu'ils s'apprêtent à visiter cette nuit.

Oui, il est un peu impressionné, Gio. Un peu beaucoup. Et à cela s'ajoute une pointe de stress lorsque, en l'apercevant, Rune s'arrête. Net. L'observe d'un œil presque… déçu ? Gio baisse la tête sur sa propre tenue, repasse encore une main hésitante dans ses cheveux qui ne ressemblent plus à rien depuis un moment et peine à chasser le sentiment de gêne qui l'assaille. C'est vrai que Rune est beaucoup plus séduisant dans sa tenue, mais… un T-Shirt, ça ne suffit pas pour aller danser ?

– Ah… Tu crois ? Il sort son T-Shirt de son jeans en l'étudiant comme si d'un coup il pouvait se changer en quelque chose de convenable. Ça… ça ne va pas ?

Le sourire un peu fané cette fois, Gio souffle, fait s'envoler une petite mèche de ses cheveux qui lui retombent dans le visage et la replace avant de bougonner.

– J'ai… d'autres T-Shirts. Plus cintrés. Plus… colorés. Genre bordeaux, bleu marine…

Et c'est sûrement à peu près tout. Il ne faut pas lui en demander beaucoup plus. Le T-Shirt qu'il a mis il l'aime bien parce qu'il est plus large justement, qu'il cacherait un peu son corps. Parce que Gio n'est plus forcément trop d'humeur à porter autre chose en ce moment. Des chemises ? Il en a peut-être, au fond de ses placards. Mais des beaucoup moins jolies que celle de Rune, c'est sûr. Et il ne voudrait pas souffrir de la comparaison. Au moins, avec cette tenue, il était à peu près certain de passer inaperçu. Profiter de la musique, de l'ambiance, des jolies silhouettes des autres. Peut-être danser – peut-être.

Mais c'est vrai que quand il regarde Rune et sa cascade de cheveux étincelants, son maquillage travaillé et son décolleté, clairement il se dit qu'il est pas du tout à la hauteur de l'événement.

– Sinon on annule...

Il ne fait vraiment pas le fier face à l'élégance de Rune et pourtant Gio ne peut s'empêcher de sourire encore devant ses airs qu'il commence tout juste à appréhender. Un sourire un peu désolé, mais l'éclat de joie qui illumine son regard depuis que le blond a débarqué avec panache ne le quitte jamais tout à fait. C'est que Rune est inspirant, captivant, Gio ne manque aucune nuance de ses mines expressives, ne se lasse jamais de sourire à ses éclats, ses mimiques ou ses râleries. Rune est entré un jour dans sa boutique et il a disséminé plein de paillettes entre les grains de poussière qui commençaient à s'accumuler dans sa vie. Et depuis qu'il y a goûté, Gio a bien du mal à ne pas en chercher la lumière davantage.

Il hausse un peu les sourcils face à la détermination soudaine de Rune, s'en amuse encore du coin des lèvres. Si Rune dit que ça ne va pas, alors c'est que ça ne va pas. Mais il s'en fiche bien Gio, ce n'est pas grave en effet, se laisse attraper par la main en se demandant à quelle sauce il va se faire manger.

– Ok.

Qu'est-ce qu'il pourrait bien dire d'autre ? À partir du moment où il a laissé entendre à Rune qu'il voudrait bien partager une de ses soirées dansantes, il savait pour quoi il signait. C'est Rune qui mènera la danse, du début à la fin, et Gio suivra avec le même petit air admiratif qu'il pose sur son dos en cet instant. Souffle d'amusement quand il manque de lui rentrer dedans alors que Rune allait n'importe où et il reprend la main juste le temps de les mener aux escalier qui montent vers l'appartement qu'il partage avec sa famille recomposée désormais. Il entend bien Rune babiller dans son dos mais Gio vient de penser à quelque chose – ne pas déranger maman et beau-papa et le petit qui dort sûrement – si bien qu'il ignore un peu sa question la première fois. Et quand finalement Rune le retient pour qu'il l'écoute, il lui est reconnaissant d'avoir un peu baissé la voix.

– Si Rune, j'en ai envie… Commence-t-il sans vraiment y réfléchir, en murmurant lui aussi au milieu de la cuisine à peine éclairée par les quelques bougies laissées là – elles se consumeront et s'éteindront toutes seules. Et quand il lève les yeux dans ceux du blond, le sourire lui revient immédiatement, chasse ses pensées trop raisonnables. L'assurance de Rune capte encore son intérêt. D'accord…

D'accord, mais ne traînons pas là, Rune. Déjà prêt à le tirer vers l'escalier-échelle qui monte à sa chambre-grenier mais les gestes de Rune le stoppent dans ses intentions. Il fixe les boutons qu'il défait, un peu taclé par la surprise et cligne des yeux.

– Euuh… Qu'est-ce qu'il fait ? Et alors qu'il comprend ses intentions Gio s'approche pour arrêter la course de ses doigts. Oh, euh, je… d'accord mais att-...

Trop tard. Une silhouette de taille moyenne et aux longs cheveux châtains vient de se faufiler dans la cuisine et Gio grimace.

– Bonsoir… Sa voix est douce – trop douce, presque malicieuse et Gio prie déjà le ciel pour qu'elle n'ait pas vu ses mains trainer sur le torse de Rune. Il voudrait dire quelque chose pour la retenir mais il sait que c'est trop tard, Lucia s'approche et pose déjà une main chaleureuse sur l'épaule de Rune, qu'elle ne connait sûrement pas du tout, dans un sourire bien trop grand. Bonsoir… ?

Elle semble attendre quelque chose et pose son regard brillant de curiosité sur Gio qui bougonne.

– M'man, j'te présente Rune, Rune, ma mère, Lucia.
– Enchantée Rune ! Ça a presque l'air de présentations normales jusqu'à ce qu'elle laisse échapper, une seconde plus tard : Mais qu'est-ce que tu es beau ! C'est pour venir voir mon petit Ambrogio que tu t'es fait beau comme ça ? Et marque encore une pause et s'adresse ensuite à son fils, le ton un peu plus dur. T'aurais pu faire un effort, Gio.

Elle parle sûrement de sa tenue qui laisse à désirer et de ses cheveux inqualifiable. Gio la regarde d'un air las, un peu énervé aussi, tandis qu'elle reporte son sourire éclatant sur Rune qu'elle n'a par ailleurs toujours pas lâché.

Il tirerait presque une moue boudeuse s'il n'avait pas peur de se mettre encore plus dans l'embarras qu'il ne l'est déjà. De voir sa mère arriver toujours au pire moment, avec ses remarques qui lui donnent envie de se terrer dans son trou pour ne pas voir l'étonnement ou l'amusement sur le visage de Rune. Ce même air moqueur qu'il a tant de fois essuyé de la part des autres garçons quand il était gamin. Mais quand il sonde les expressions du blond, le regard qu'il pose sur sa mère puis sur lui, cette tendresse qui s'exprime peu à peu sur ses traits, Gio ne ressent pas la même gêne qui l'a souvent tourmenté par le passé. Il observe Rune intéragir avec Lucia, le nez toujours un peu froncé mais les yeux résolument curieux. Curieux de découvrir cet éclat lumineux chez son aîné, cette aisance – il n'a même pas l'air ennuyé par la présence de sa mère. Pas du tout, même.

Et plus Rune échange des regards avec lui, avec Lucia aussi, plus Gio sent l'apaisement le gagner. Une assurance d'abord timide, fluette, qui emplit peu à peu sa poitrine, semble lui gonfler le cœur. De la gratitude aussi.

– Oh ! Pas le moins du monde, Rune !

Elle sourit, radieuse. Gio ne répond pas vraiment aux demandes silencieuses de Rune, se contente de suivre l'échange d'un regard de moins en moins grognon – de plus en plus séduit. Il n'a rien à lui redire pour la simple et bonne raison que Rune s'en sort merveilleusement bien.

– Ne vous inquiétez pas pour l'heure, amusez-vous, surtout ! Essayez de ne pas faire trop de bruit en rentrant, c'est tout.

Gio reste toujours silencieux quand Rune le sollicite mais il y a dans son regard désormais une confiance et une connivence qui se passent de mots. Finalement ce sont ses doigts fins glissés autour de son poignet qui le font réagir. Qui l'électrisent. Et il semble enfin reprendre vie, presque dans un sursaut. Ce n'est pas parce que Rune est diablement beau dans sa cuisine à côté de sa mère qu'il faut perdre de vue l'objectif de la soirée !

– Oui ! On monte juste cinq minutes !

Et à son tour il se met à tirer Rune derrière lui, l'ayant attrapé par la main. Les mène vers l'escalier-échelle au bout du couloir, un truc suffisament raide pour vous dissuader de le descendre en pleine nuit pour aller faire pipi. Il pousse un peu Rune dans le creux du dos pour lui signifier de passer devant. Et alors qu'il se tourne pour adresser un dernier regard à Lucia, il se rend compte qu'elle les a suivis. Et de près. Il ouvre des yeux ronds, étonné de la voir juste à côté et tentant déjà de la dissuader de quoi que ce soit, mais trop tard :

– Pas de bêtises là-haut, les garçons, mh ?

Son regard malicieux se pose à nouveau sur Gio qui a retrouvé ses airs embêtés tout à coup – et un peu de rose sur les oreilles – puis sur Rune à qui elle adresse un petit clin d'oeil. Avant de s'en retourner d'où elle vient. Et Gio de fixer le fond du couloir d'en face pour ne pas croiser le regard de Rune, les doigts un peu crispés autour du limon de l'escalier – qui n'a pas de rampe pour protéger de la chute par ailleurs – avec l'envie de disparaître au fond d'un trou à nouveau. Il semble ouvrir la bouche pour dire quelque chose – s'excuser de tout ce cirque – mais ne parvient à articuler aucun son. Se contente de retourner son attention vers le blond (tente d'afficher au possible un air neutre) pour voir s'il s'en sort avec l'ascension.

Gio, il aime les regards que Rune pose sur Lucia. Même après les avoir observés pendant quelques minutes, il est toujours aussi curieux de voir les étincelles illuminer ses yeux clairs. Des étincelles, de la tendresse, que lui ne lui accorde plus trop, à sa maman. Il n'a pas arrêté les câlins, mais ça fait bien longtemps qu'il ne la regarde plus avec des yeux d'enfant. Alors voir Rune le faire, ça lui fait un peu drôle, à Gio. Ça lui fait chaud au coeur, parce qu'il se dit que ça doit faire plaisir à Lucia. Et même si lui n'est pas capable de se dérider sur le moment – il a toujours été têtu, Gio – il pourra au moins essayer de faire un peu mieux dans les prochains temps. Ça lui semble plus facile, d'envisager de remettre des étincelles dans ses yeux, depuis que Rune a débarqué dans sa boutique ce soir.

Il se demande aussi, Gio, d'où elles viennent toutes ces étincelles, chez Rune. D'où vient ce rire cristallin et ces paillettes qu'il semble jeter tout autour de lui à chaque mots, à chaque geste, à chaque éclat. Il se demande comment c'est possible d'être aussi inspirant et lumineux. Il se trouve bien terne et sombre, comme une ombre, à côté. Mais il sait aussi qu'il n'a pas toujours été comme ça, que ce n'est sûrement qu'une histoire de temps avant qu'il ne retrouve un peu de sa lumière. Il ne veut pas y penser. Ce soir, il ramassera les paillettes que Rune sèmera dans son sillon, et il les gardera toutes pour lui, égoïstement. Pour essayer de rallumer un peu les siennes.

Et elles sont un peu impressionnantes, les paillettes de Rune, dans son dos, quand il monte derrière lui. Alors Gio, il est un peu gêné quand ils arrivent en haut et qu'il doit allumer les bougies. Il s'empresse de le faire, parce qu'il ne veut pas laisser Rune dans le noir – et que ça ne serait définitivement pas pratique pour se trouver des fringues – mais il courbe un peu les épaules dans les petites flammes illuminent sommairement une chambre qui n'a rien de grandiose. Gio, il a abandonné les sourires et les regards d'enfant, mais pas sa chambre de gamin.

– Euuh, c'est… Euh. C'est pas terrible, désolé, fais pas attention.

Soyons honnête, la chambre de Gio n'est ni plus ni moins qu'un grenier grossièrement aménagé. Du bois au sol, aux murs et sur les rampants, et une chaleur à crever en plein été. C'est des toiles d'araignées dans les coins, la poussière qui s'accumule sur les livres qui s'entassent en de nombreux points à ne plus rentrer dans les bibliothèques. Ce sont des toiles avachies les unes sur les autres, vierges ou peintes, inachevées ou ratées. Des pinceaux, des tubes qui jonchent le papier journal étalé pour protéger le parquet qui en a pourtant vu d'autres. Ce sont des étagères de fringues bien bien discrètes, sous les rampants, et il faut se baisser pour y accéder. Persévérer pour les trouver dans le bazar qui encombre le petit espace. Et c'est un lit simple qui trône au milieu, sous la partie la plus haute sous le faîtage, sous la seule et unique fenêtre aussi, aux carreaux jaunis.

Il se frotte un peu la joue, Gio, devant le constat peu engageant. Comme s'il avait un cheveu sur la peau mais non, ils ne sont pas si longs. Et se met en mouvement comme pour détourner l'attention du triste spectacle – bien qu'il aime sa chambre, il sait qu'il ne peut pas en demander autant à tout le monde.

– Mes vêtements c'est par là !

Il rajoute un peu d'entrain dans sa voix pour masquer son embarras. Et quand il s'approche du lit pour ouvrir les portes des toutes petites étagères, il doit se baisser entièrement. Et sort quelques pièces une à une, de celles qui sont bien planquées au fond – les T-Shirts moins beiges, on a dit.

– J'ai quelques trucs, du coup, pas beaucoup. Là.

Ça lui demande des efforts de tout rassembler sur le lit mais il y arrive. Trois T-Shirts plus cintrés, bordeaux, bleu marine et gris, comme il avait dit. Des chemises aussi, quatre. Une kaki (trop large), une blanche (ajustée, presque trop petite), une à carreaux un peu vert et jaune (à sa taille) et une un peu plus jolie, qu'il aime bien mais elle ne se prête pas trop à l'occasion peut-être : bordeaux avec quelques broderies très discrètes, de toutes petites fleurs, blanches, jaunes, violettes, bleues...

Il regarde Rune une fois sa maigre récolte terminée. L'air un peu désolé.

– Voilà.

Il y a quelque chose d'un peu déconcertant à voir la silhouette de Rune, plantée au milieu de sa chambre, éclairée petit à petit par les bougies qu'il allume, dans tout ce bazar. Un décalage certain entre sa peau claire et délicate et le bois sombre et brut qui habille pratiquement toutes les surfaces. Et quand ce n'est du bois que croise le regard, ce sont des tissus vieillots, des bibelots poussiéreux, alors oui, Rune, dans sa chemise sophistiquée et avec ses beaux yeux bleus, il dénote un peu. Mais Gio n'en est pas dérangé, au contraire. Il est juste un peu embarrassé de l'accueillir dans un environnement aussi peu.... à sa hauteur ? Il trouve les paillettes de Rune tellement plus raffinées, tellement plus étincelantes que son monde à lui, qui s'apparente peut-être plus au faible halo d'une bougie déjà un peu usée.

Pourtant dans les regards que le blond pose sur son univers, sur sa vie, un peu de la même manière que tout à l'heure, quand il regardait sa maman, il ne lit rien qui s'apparente à du jugement. Pas de déception, ou de dégoût, rien qu'une pointe de curiosité qui fait soudainement chauffer un peu les joues de Gio, alors que le compliment tombe.

Il entrouvre les lèvres. C'est Gio, qu'il voudrait répondre. Mais comme dans son regard, il y a dans la voix de Rune des notes suffisament tendres pour qu'il n'ait besoin de mettre cette barrière entre eux. Que Rune prononce le prénom qui l'a toujours un peu embarrassé ne semble pas le mettre vraiment mal à l'aise. Il y a cette douceur, dans sa façon de le dire – comme le fait Lucia – qui le touche quelque part où il n'a nulle besoin de cacher qui il est réellement.

Alors Ambrogio se contente de sourire timidement, fait de son mieux pour ne pas rougir pour de bon sous les compliments qui lui sont faits et de cette main qui attrape la sienne. Les doigts de Rune toujours fins et délicats. Il les serre un peu aussi.

– Oui, ce sont mes toiles. Il y a toujours cette retenue chez lui, comme si la découverte et l'expression des autres avait plus d'importance et devait prendre plus de place que tout ce qu'il pourrait dire ou faire en retour. Il laisse toujours le temps d'observer, Gio, de découvrir et de s'exprimer. Mais finit par ajouter, toujours de son ton discret. Je pourrais te les montrer une autre fois, si tu veux.

Un sourire doux encore une fois étire ses lèvres. Il est étonné de voir comme c'est facile avec Rune. Comme c'est facile d'ouvrir la porte de son monde, sans avoir l'impression de se mettre en danger. En ayant l'impression qu'il trouve lui aussi de la préciosité dans chacun de ses trésors, bien que ce ne soient pas les siens à lui. Alors c'est avec moins de honte déjà qu'il regarde le blond se pencher sur ses maigres trouvailles, étalées sur le lit. Soulagé un peu de ne pas le voir s'exclamer d'ores et déjà que sa garde robe est catastrophique. Il reste néanmoins désœuvré jusqu'à ce que Rune achève de se déshabiller à moitié et ne lui colle sa chemise entre les doigts. Gio ne laisse pas trop son regard papillonner sur la peau laiteuse, fixe maintenant le tissu noir, si fin, entre ses mains. Se demandant s'il va même réussir à l'enfiler sans l'abîmer. Ça avait l'air si délicat sur Rune, il n'est pas sur d'avoir le profil pour porter ce genre de choses.

Alors que Rune, lui, a vraiment belle allure avec sa chemise kaki. Ça lui va même carrément mieux qu'à lui, ou alors il sait mieux la porter. Il sait mieux dégager son cou et positionner le col de façon à se mettre en valeur. Gio, lui, il fermait toujours un ou deux boutons de plus. Le regard détaillant doucement le haut de son buste, Gio ne s'active pas tellement quand Rune lui donne ses instructions. Il n'en avait rien à faire, par ailleurs, que la chemise qu'il lui prête ait été portée avant ou non. Ça ne l'aurait pas dérangé.

– Ok. Le regard et la voix qui traînent trop, comme toujours. Ce.. Ça te va très très bien.

Il lui faut encore une seconde quand Rune décide de s'affairer dans son sac pour qu'il se décide enfin à reposer la chemise transparente sur le lit, délicatement, avant de faire passer son T-shirt par dessus sa tête sans prendre trop de précaution. C'est autre chose quand il reprend le tissus noir pour le glisser tout doucement sur ses épaules, s'inquiète de ne pas réussir à le boutonner vraiment. Il y est un peu plus serré que Rune, mais finalement les boutons ferment bien quand même. Il observe, Gio, compte les boutons que Rune a laissés ouverts de son côté et se décide à faire tout pareil. Ouvert à peu près jusqu'au sternum. Et il en rougit presque déjà en ajustant les manches et en rentrant précautionneusement le bas de la chemise dans son jean, comme le lui a recommandé Rune. Il n'ose plus vraiment relever le nez pour croiser son regard, regrette de ne pas avoir de miroir dans sa chambre pour examiner lui-même sa silhouette, pour savoir à quoi ça ressemble. Pour ne pas passer pour un idiot sans le savoir. Et même si Rune semble être pour le moment plus intéressé par ses couleurs et ses pinceaux que par le résultat de l'échange de chemises, il se sent à nouveau un peu penaud. Il comprend assez vite la finalité de la question de Rune.

– En fait j'aime toutes les couleurs. Un demi-mensonge, il en a bien des préférées mais il en a des tas, et surtout il a toujours du mal à choisir. Une obstination presque enfantine à ne pas vouloir discriminer les couleurs. Mais euuh... Je crois que sur moi je préfère les tons chauds. Orange, doré ou cuivré...

Le ton hésitant encore une fois, terriblement lent. Il veut laisser l'occasion à Rune de lui dire s'il perçoit les choses autrement. Le laisser contredire ou lui montrer ce qui irait mieux. Il n'est pas sûr de lui, même s'il s'imagine mieux avec du maquillage chaud et lumineux que sombre.

Un sourire sincère à nouveau s'étire devant l'enthousiasme affiché de Rune à l'idée de découvrir ses œuvres.

– Bien sûr !

Le cœur un peu réchauffé et ramolli, lui aussi, de le voir s'y intéresser avec autant de curiosité. Il a déjà montré ses toiles à plein de gens, Gio, il le fait facilement maintenant – il a compris qu'il était un peu doué, quand même. Mais c'est toujours différent quand il sent chez les autres un réel intérêt. Il y a toujours une petite lumière qui s'allume dans son regard quand il sait que les compliments qu'on lui fait ne sont pas là pour être polis.

Une autre fois, alors, Gio montrera ses toiles à Rune. Mais pas ce soir, ils ont d'autres choses à faire ! Et malgré l'embarras qui l'assaille un peu, Gio s'efforce de retrouver le sourire pour observer encore la silhouette de Rune dans sa chemise, qui tourne devant ses yeux. Son sourire lumineux aussi, si inspirant et séduisant qu'il en oublierait de s'inquiéter pour sa propre allure. L'assurance de Rune l'impressionne, l'amuse. Il rit discrètement de l'aisance qu'il affiche. « Que le modèle de mannequin ». « Que », comme si ce n'était pas grand chose, alors qu'aucun des vêtements qui composent sa garde-robe n'ont dû un jour connaître aussi beau modèle que lui. Comme si un vêtement pouvait contenir en lui-même toute la prestance et la brillance qui émanent de lui en cet instant. C'est faux, bien sûr, la preuve en est que même avec une moins jolie chemise, Rune est toujours aussi époustouflant. Et Gio se sent un peu brouillon encore dans la chemise plus travaillée, un peu l'impression d'être un éléphant dans un magasin de porcelaine, ou un marcassin avec un tutu, quelque chose comme ça.

Il sourit au compliment de Rune, Gio, mais son regard s'est perdu dans un coin poussiéreux de son grenier. Parce que peut-être que ce compliment-là, il se dit, a été fait pour être poli. Il ne sait pas, à vrai dire, il ne s'est pas encore vu dans un miroir. Et jusqu'à ce qu'il puisse enfin voir à quoi il ressemble, il n'est pas sûr d'arriver à avoir confiance en ce qu'il dégage. Il ira à la salle de bain avant de partir, pour jeter un coup d'oeil.

L'attirail que Rune extrait de son sac a le don de lui faire oublier un peu le sentiment d'inconfort qui l'a gagné. Il y a tellement, tellement de matériel qu'il en perd un peu ses mots. Et ce ne sont que des tons chauds ! Qu'est-ce que ç'aurait été si Rune avait tout sorti ? Il en a un peu le tournis. Et il observe avec curiosité les boîtes et les écrins, les pinceaux et les tubes. Non pas qu'il n'en ait jamais vu – Lucia en a plein aussi –, non pas qu'il n'en ait jamais porté – ça a dû lui arriver de tester un peu de fard une paire de fois. Mais jamais il n'a mis la main sur un attirail complet, et de voir tout ça étalé sur la couverture de son lit, et les autres choses que Rune sort encore, ça l'impressionne pas mal.

Alors il s'assoit, Gio, sur le matelas, à côté de tout ce bazar. Rune n'aurait pas vraiment eu besoin de le lui demander, il se sent de toute façon un peu trop fébrile pour rester debout si Rune veut le maquiller. Il aurait peur de trop bouger. Et alors que la question est posée poliment, Gio répond un :

– Oui. Immédiat et incertain. Un peu précipité et nerveux.

Est-ce qu'il ne va pas ressembler à un clown, avec tout ça ? Il fait confiance à Rune, il n'y a pas de problème là dessus. Il voit bien que Rune sait y faire, il en a la preuve sous les yeux encore une fois. Mais c'est en sa tronche qu'il n'a pas trop confiance. Peut-être que le maquillage ne lui ira tout simplement pas, quoique puisse y faire le blond ? Les mains posées sur les genoux, il a les doigts un peu agités, qui serrent la surface de son jean, qui se pincent un peu les uns les autres. Mais il laissera Rune l'approcher, sans souci. Il lui laissera le champ libre et il bougera le moins possible pour ne pas le gêner. Peut-être même qu'il arrêtera de respirer, quand Rune sera penché sur son visage et que le pinceau effleurera sa peau. Gio, il aime bien le contact des pinceaux. Parfois, quand il peint, il s'en met exprès un peu sur les doigts.

– Tu vas me mettre quoi ? Tout ça ?

Un peu inquiet tout de même. Autant le maquillage des yeux, ça le rend curieux – il a toujours trouvé tout le monde très joli avec – autant les tubes de gloss qu'il voit ne lui disent trop rien. Il s'imagine la texture un peu collante, et ça le met un peu mal à l'aise de s'imaginer avec ça toute la soirée sur la bouche.