❥ Tu es au mieux une coquille vide. Le travail abrutissant a effacé peu à peu toute trace de personnalité, d'individualité, jusqu'à ton existence même. Tu n'as pas de présence, tu es oubliable et tu es au final, quelque part, devenue l'objet que les gens voyaient en toi. Ces bip à la chaine ont effacé ton sourire, ta volonté. Toi qui pourtant avait su t'imposer, imposer qui tu étais et rompre les liens avec ta famille. A quoi bon, si c'était pour devenir ça. Des années dans un travail qui devait être temporaire, puis qui est devenu permanent. Faut de mieux, faute de chercher mieux, épuisée déjà par un travail répétitif et inintéressant. Comme captive, avec pour seul objectif de payer les factures, de payer de quoi te nourrir. Avec la notion de plaisir éloignée, si profondément enfermée au fond de toi, quelque part avec tes émotions.

Phymeris, c'est un nouveau départ. Ca pourrait l'être. Tu en es sûre. Mais bloquée, paralysée, que faire ? Que devenir ? Tellement de possibilités, qu'aucune solution n'émerge. Tu passes ton temps à lire. Tu essaies d'apprendre. Tu aimerais bouger, faire quelque chose. Mais sans grand succès. Le lit est si comfortable, le seul endroit où tu te sens en sécurité. Dans un monde où tu as tout perdu, le peu que tu avais, le peu auquel tu tenais. Ce qu'il faut faire : réapprendre. A vivre, notamment. Avant tout le reste. Avant de penser à l'après, penser à maintenant. Exister dans le présent. Ne pas être un fantôme. Tu veux, mais comment ? Où apprendre ? Tu es seule, comme avant.

Puis bon, as-tu seulement le droit d'être heureuse ? Être ici, est-ce un cadeau ? Qu'as-tu mérité pour arriver là ? Rien. Paradis ou Enfer ? Ta mère répondrait Purgatoire. "Bienvenue chez les pêcheurs, ceux qui ont su garder les faveurs de Dieu, même dans l'erreur". Tu vomis ta mère et ses croyances, elles ont façonné ton rejet. Rien que pour ça, tu tireras le meilleur de ce que tu as ici. Pour lui donner tort si tu rentres un jour. Si tu rentres un jour ? Peu importe. Explore les possibilités. Que tu restes ou que tu rentres : sois armée. Quand tu seras reconstruite, tu choisiras.

1m75. 80kg. Teint blafard. Peau grasse, abimée. Yeux verts. Cernes en dessous. Cheveux blancs, décolorés, racines châtain, peu soignés, secs et cassants, souvent noués en chignons. Tenues peu recherchées, essentiellement des vêtements comfortables. Deux lobes percés. Ongles rongés. A la main gauche, majeur, bague quelconque. Tatouage à la pliure du coude en forme d'étoile. Peu expressive. Impression de lassitude, de fatigue.

❥Bip. Bip. Bip. Le bruit aigü de la caisse enregistreuse. Il te poursuit, tout le temps, le son est comme imprimé dans ton oreille, répété inlassablement par ton cerveau épuisé.

Même chez toi. Bip. Bip. Bip. Sur ton canapé, quand tu regardes la Star Academy, que la musique crie dans les hauts parleurs de ta télé.

Bip. Bip. Bip. Dans ton lit, tard le soir, quand tu n’arrives pas à dormir. Seule, abandonnée. Dans une mer remplie de bip. Bip. Bip.

Et le pire. Bip. quand ces gens te traîtent comme une chose. Bip. Qu’ils ne te parlent même pas. Bip. Qu’ils ne te regardent même pas. Bip. Peu importe, il faut continuer à travailler. Bip.

Les jours passent. Ils sont les mêmes. Bip. Bip. Bip. Avancer, c’est tout ce que tu veux. Mais tu n’avances pas. Comment tu pourrais ? Les néons t’assassinent, probablement autant que les clients. Bip. Tes poignets te font mal, tes genous aussi. Ton corps entier est douloureux. Bip. Ta chaise est en mauvais état. Tu pourrais en parler à tes supérieurs, mais à quoi bon ? Ce sera toujours la même réponse : le dédain et retourne travailler. Faire bip. Bip. Bip.

Le tournant de la trentaine. 8 ans de vide. Tu ne te souviens même plus. Il n’y a que le travail. Et des rencontres. Mais. Bip. Ça ne fonctionne jamais. Bip. Elles finissent par s’en aller. Bip. Tu ne peux que leur donner raison. Tu n’essaierais pas quoi que ce soit avec toi même. Inintéressante, vide, bip.

Bip. Celui là il est de trop. Bip. Les larmes bip montent aux yeux. Tu hurles bip tu n’en peux plus bip c’est insupportabip. Tu cours bip vers le vestiaire. La porte bip s’ouvre. Plus rien, le néant.

Plus de bip. Libérée. Le repos et un lit douillet.

Au réveil, le bip reprend. Lointain, mais il est toujours là. Furtif. Bip parfois, de temps en temps. Moins souvent. Tu te recroquevilles, mains sur les oreilles, incapable de comprendre ce qui t’est arrivé. Tu veux juste que tout s’arrête.

Ta vie n’a été que bip. Depuis si longtemps. Qu’est-ce qu’il y avait avant ? Probablement pas grand chose. Pas grand monde non plus. Famille ? Elle t’a abandonnée. Amis ? Ils ont avancé. Et toi ? Bip.

Maintenant quoi ? Bip ? Non. Repos. Plus personne. Plus rien. Tu es perdue. Tu te laisses vivre. Tu mérites ce repos. Et petit à petit le bip s’enfuit de plus en plus loin.