Casse-croûte, brise-glace [Aldo]

Quelques semaines déjà qu’Ariel était arrivé sur Phyméris. Quelques semaines qu’il prenait ses marques. On pourrait dire « tout doucement » mais ce n’était pas le cas. Non. Il s’était tout de suite senti à l’aise dans le village. Comme si un poids énorme venait de s’envoler de ses épaules, comme si ces liens qui enserraient sa poitrine et l'empêchaient de respirer s’étaient dénoués lorsqu’il avait ouvert les yeux à l’auberge.
Certes, tout était nouveau, il allait devoir se reforger une routine, retrouver des habitudes, réussir à se dire que non, il n’avait pas oublié son téléphone dans un coin et qu’il ne le sentirait plus jamais dans ses poches.
Mais ça valait le coup.
Pour le moment, il vivait l’expérience comme une aventure hors du temps, comme des vacances dépaysantes, comme un séjour chez tonton Richard au fin fond de la Creuse, sans réseau, sans notifications, et, l’espace d’un instant, sans toutes les doses de stress qui l’assaillaient au quotidien.

Bien qu’il ait foutrement envie de se créer son petit chez lui, pour le moment il était content de sa chambre à l’auberge. Le Dortoir. Il était content de sentir des présences autour de lui. Lui qui avait développé des techniques pour ne plus se retrouver dans le silence en laissant toujours une série tourner en fond sonore, là il entendait toujours des murmures, des respirations. Ca l’apaisait.
Il observait beaucoup, il s’habituait au quotidien de ses colocs, à leurs façons d’organiser leurs journées, leurs affaires. Qui se levait quand, qui lisait avant de se coucher, qui mangeait où, qui faisait quoi. Il intégrait les routines des autres dans les siennes.

Ce matin, quand il se lève, il sait quels lits seront faits ou non, il sait qu’il va voir une couette se soulever au rythme régulier d’une respiration endormie, là, dans le coin à sa droite. Alors il se lève sur la pointe des pieds pour filer dans la salle de bain qui, à son heure à lui, est libre.
Il sait qu’en descendant les escaliers il va entendre chantonner, puis qu’en arrivant dans l’espace commun il y aura une personne en train de bouquiner en prenant son petit déjeuner, pendant qu’un autre termine sa vaisselle.
Lui entreprend de se faire un thé, comme tous les matins. Mais un truc cloche. Un truc le chafouine. Il met un certain temps avant de remarquer quoi.
Une boîte, posée sur un plan de travail. Qui n’est pas là à cette heure d’habitude. D’habitude, quand il la voit, c’est dans les mains d’Aldo, un autre dormeur du dortoir, le soir, quand il fait sa vaisselle.

Il essaie de l’ignorer, cette boite, pendant qu’il sirote son thé. Il n’est pas causant Aldo, il l’impressionne un peu avec son air taciturne, même s’il n’a pas l’air méchant lorsqu’ils échangent quelques mots.
Il aimerait ignorer cette boite, mais il ne peut pas s'empêcher d’imaginer ce grand bonhomme fouiller ses affaires ce midi et ne pas trouver sa boite à lunch. Il se dit que lui, dans cette situation, il serait bien content que quelqu’un lui ramène son repas s’il l’avait oublié sur le plan de travail. Puis c’est pas comme s’il avait vraiment plus important à faire. Ici les impératifs ne sont clairement pas les mêmes que dans son ancienne vie.

Alors il se prend un petit sac et il embarque la boite. Une gourde d’eau, un peu de pain, quelques gateaux - au cas où - et le voilà parti vers la forêt. Il sait qu’Aldo y passe beaucoup de temps. A force d’écouter et d’observer. Il n’a pas encore osé lui demander ce qu’il y foutait. Mais c’est peut-être l’occasion.


Le nez en l’air, il arpente les bois. Il s’arrête sur le chemin pour cueillir des mûrs dans les buissons de ronce. Il en mange quelques-unes et en garde d’autres dans une main qui ne tarde pas à se tacher de violet.
Il profite de sa balade avec insouciance, en étant persuadé de pouvoir retrouver son coloc puis son chemin. Même si, on va pas se mentir, tous les arbres se ressemblent un peu.