Vieux rendez-vous • Nikolai & Alistaire

Il y a des jours où Nikolai trouve le temps bien trop long. Trop peu de clients, un ennui suprême quand il a même eu le temps de trop astiquer le plan de travail, arroser toutes les plantes et lorgner les pâtisseries qui finiraient dans son estomac entre deux clients. Ce jour-là est exactement de ceux-là. Nikolai sent les heures et les minutes s’écouler, ne faisant que réconforter l’humeur fatigué qu’il porte sur les traits depuis plusieurs jours. C’est qu’il fait froid, que les joues ne rougissent pas assez pour cacher les cernes qu’il a recouvertes d'anti-cernes sans succès.
Ah, oui, Nikolai n’est pas d’humeur à s’ennuyer, préférerait retrouver son lit ou une soirée amusante si les lieux se veulent mornes à la place d’être calmes et apaisants.
Alors lorsqu’une silhouette anciennement familière se découpe dans la lumière de l’entrée, Nikolai ne peut qu’y glisser son regard, sentir une pointe de contentement s’éveiller, peut-être un peu de curiosité aussi.                
                                                    Parce qu’il est seul après tant de temps.

Et même s’il s’y attendait, même s’il sait, Nikolai ne peut que s’en étonner. C’est qu’ils étaient une paire inimaginable séparés et la distance nouvelle est nouvellement constatée plutôt qu’entendue dans les murmures plein de pitié qui se glissent dans le village. Tout le monde le sait bien, personne ne se pose de plus la question, pas celle-là, ils en posent d’autres désormais. Nikolai avait lui-même été curieux en voyant son couple de clients fidèles s’évaporer. Évidemment qu’il avait posé des questions aux autres habitués, évidemment qu’il avait compris ne plus jamais les voir au café ensemble. Et c’est toujours resté un peu triste, parce que Nikolai a toujours aimé les taquiner, ne s’est jamais privé d’une remarque sur leur couple dégoulinant d’amour, eux et leur table qui pourrait porter un petit panneau de réservation, cette table qu’Alistaire ne choisit pas aujourd’hui après avoir été absent si longtemps.  Comme ça reste étrange pour Nikolai de le voir ailleurs et seul.
Mais il choisit l’indolence en approchant de son vieux client, arbore le sourire satisfait, surjoue un étonnement, les mains se posant sur les hanches, accompagnant le ton enthousiaste.

– Bah alors, Alistaire ! Ça devenait insolent de prétendre survivre sans nos cafés, tu sais. Tu tombes bien c’est une journée vachement calme je me fais bien chier. Comment ça va, toi ? On sait bien que rien ne doit être facile, on le sait mais Nikolai décide d’y aller sans pinces. 'Fin comment ça va avec un bras en moins déjà hein, tu t’y fais un minimum ? Par contre vas falloir que tu me rappelles comment tu bois ton café, café noir ? Je sais plus du tout.

Il a le sourire qui reste plaqué au visage, l’indolence quand il observe tantôt la rue par la fenêtre tantôt l’habitué de retour de son isolation si longue. Et ça lui fait un peu de bien, Nikolai, de retrouver ce visage familier, même lorsque les traits portent cette tristesse qu’il n’avait jamais arboré au café.

C’est qu’il n’a jamais été des plus tendres, Nikolai, c’est qu’il ne voit pas l’intérêt de jouer les pleureuses, qu’importe la malchance, ça serait bien trop éreintant et il n’a peut-être pas la patience pour ces détails. De toute façon, il ne sait pas vraiment ce qu’Alistaire veut de lui, ni de tout ce qui l’entoure. Mais Nikolai, lui, se dit que l’homme ne mourrait pas alors il peut bien se relever et Nikolai ne changerait pas.

Il ne guette donc aucune réaction, se contente d’arborer le même éternel sourire, les mains sur les hanches en discutant avec cet habitué revenu des abysses. Oh, il secoue bien la tête, fronce les sourcils, les lèvres encore étirées en un rictus qui révèle bien la bonne humeur malgré les jérémiades qui s’apprêtent à sortir de sa bouche. Des jérémiades stoppées par le rire si franc qui déride le visage d’Alistaire, assez pour couvrir les traits de Nikolai de surprise. Il a l’air si étonné de voir Alistaire ainsi s’animer, a un moment d’absence, étonné, avant de retrouver un sourire sincère, hochant la tête en notant mentalement la commande du Hovrath qu’il se plaît à retrouver dans son domaine.  

– Vrai qu’un bras te repoussera pas mais j’aurais cru que tu te serais fait un truc, t’as jamais lu de la SF ou je sais pas quoi ? Si la question semble éveiller sa curiosité (c’est qu’un bras artificiel doit bien être amusant comme fantaisie), Nikolai s’éloigne bien vite de celle-ci, arborant à nouveau l’air déplu du barista mécontent, la main chassant la discussion tandis qu’il fuit déjà au comptoir. En tout cas, t’extasies pas trop du calme hein, moi ça me fait bien chier ! Allez, je t’apporte ce café crème.

C’est devenu mécanique au fil des années : les choses ont toutes leur place, il les trouve les yeux fermés, les gestes inscrits au bout des doigts. Alors le simple café crème arrive bien plus vite que lors des premiers essais qu’Alistaire a pu constater, désormais des années en arrière.
Et lorsque Nikolai pose la tasse sur la table, les mots et l’air sincère du roux ne peuvent que lui tirer un sourire tout aussi sincère cette fois aussi. Il y a des plaisirs simples dont Nikolai ne peut plus se défaire (qui l’aurait-cru ? pas lui) Il hoche simplement la tête, observe les lieux déserts et se permet de tirer la chaise face à l’ancien habitué pour s’y installer un instant.

– Bah écoute, ça fait plaisir aussi.

Il se contente de s’étirer, soupirer d’aise avant de reposer l’attention sur ce client devenu particulier pour toute la population de Phymeris. Si la fatigue le guette bien trop souvent ces derniers temps, il essaie de s’intéresser, assis à la table d’Alistaire, a bien une petite curiosité piquée quand il appuie le visage dans ses paumes le regard planté sur Alistaire, le sourire fin sur le visage un peu plus détendu qu’au début de la journée monotone.

– Je vais profiter du calme pour t’emmerder un peu du coup, tu permets ?

Nikolai se le permet bien de lui-même de toute façon, qui sait, peut-être qu’un peu de compagnie ne lui ferait pas de mal ?