chaque jour reste le notre ⬨ gio

En temps normal, Gio dit toujours « bonjour » quand il entend sonner le carillon de la porte d'entrée de la boutique. Le ton dépend souvent de son humeur du moment, mais il est bien rare ― il faut qu'il se soit pris la tête avec Zach ou Lucia juste avant pour que cela arrive ― qu'il oublie de formuler un accueil poli, si ce n'est chaleureux, à l'arrivée de quelqu'un. Pourtant, quand la porte se referme derrière son client fraîchement débarqué, Gio, interrompu dans sa revue des stocks à l'arrivée de la saison des fêtes, n'a toujours pas prononcé un mot. C'est qu'il a vu, bien avant que le carillon ne tinte, la silhouette au dehors, à travers les nombreux objets posés devant les fenêtres à carreaux qui servent de vitrine à la boutique. Il a vu l'éclat rouge dans les cheveux et la bouille aux airs toujours un peu ailleurs, quand Koha a poussé la porte, et le sourire lui en est instantanément venu aux lèvres.

Gio replonge le nez vers son comptoir, prenant soin de refermer calmement le capuchon de son stylo-plume, le temps que ce sourire trop grand et l'étincelle dans son regard s'atténuent un peu. Ce n'est qu'après, quand il est sûr qu'il n'aura plus l'air nigaud, qu'il relève la tête... et ne dit toujours pas « bonjour ». Comme souvent, en fait, quand Koha est dans les parages, Gio perd un peu sa langue et son éclat, comme si quelque chose le retenait. Il troque ses humeurs parfois capricieuses contre une quiétude inhabituelle, la vivacité de son regard contre des yeux bien plus doux, avec lesquels il l'observe en silence.

Ça pourrait durer plusieurs minutes comme ça ― des heures. Ça a déjà été le cas, sur les bancs de l'école, ou quand Koha passe dans la rue et que Gio est posé devant sa fenêtre. C'est le cas parfois, depuis quelques temps, quand Koha s'occupe de sa tignasse et que Gio fait mine de ne pas observer chacun de ses gestes, chacun de ses souffles. Il n'a plus vraiment peur, Gio, d'être pris la main dans le sac, de ne pas être assez discret. Après plusieurs mois ― des années ― il s'est fait à l'idée que Koha ne lui tiendrait pas rigueur de son comportement, sans vraiment savoir si c'est de l'indifférence ou de l'innocence.

― gio ! ça fait longtemps, comment tu vas ?

Il est sorti de derrière son comptoir, discrètement, sans que Koha ne le remarque, pas avant qu'il ne soit arrivé à peu près à sa hauteur, en tous cas. Et le sourire pourtant mesuré reprend des inflexions plus marquées, en réponse à celui qui lui est adressé.

― Bonjour Koha.

A-t-il tout juste le temps de dire. C'est que la chaleur en son coeur le rend toujours un peu moins alerte. Et alors qu'il ouvre la bouche pour répondre encore, la deuxième question de Koha vient doucement froisser la tendresse qui s'installait là. Gio n'en perd pas son sourire, mais doit bien prendre une seconde pour chasser sa petite déception d'un regard qui s'envole un instant vers le haut des étagères ― c'est qu'il a peut-être pensé, pendant un temps, que Koha était venu le voir à dessein. Il est maintenant évident que ce n'est pas le cas, puisque Koha ne s'attendait pas à le trouver là.

― En fait, je travaille ici, Koha. La voix peut-être un peu moins douce qu'à son habitude ― avec lui, s'entend. Mais elle traîne toujours, il prend son temps pour (ré-)expliquer. La boutique d'antiquités, tu te souviens ? Lui se souvient assez bien lui en avoir déjà parlé. J'habite ici, aussi. En haut.

Relevant promptement la tête, il lui désigne l'étage supérieur, avant de lui sourire à nouveau, incapable pourtant de chasser la petite amertume qui pointe dans la douceur de son regard, il le sait. Il ne peut pas vraiment lui en vouloir, pourtant. Il a l'habitude Gio, que Koha ne soit pas vraiment attentif, et la plupart du temps il trouve ça plutôt mignon.

― Tu cherchais quelque chose en particulier ? Finit-il par demander quand même. Parce qu'il a compris, que si Koha ne venait pas pour le voir, il y a des risques qu'il vienne pour acheter quelque chose à la boutique.

Ah, les petits sourcils froissés au dessus du regard bicolore, une moue qu'il a déjà eu maintes fois le plaisir d'observer mais qu'il ne se lasse pas de détailler. Son visage à lui se détend un peu, dans un sourire plus large qu'il ne parvient pas à contrôler. C'est que les hésitations de Koha provoquent toujours chez Gio un amusement emprunt de tendresse, sans aucune moquerie. Il trouve ça merveilleux, la façon qu'a l'autre garçon de redécouvrir le monde à chaque tournant, se dit que, même si ça ne doit pas être de tout repos, cela doit tenir l'ennui loin, bien loin de lui.

Gio, patient, attend que Koha fasse les liens, qu'il remette les pièces du puzzle à leur place. Ça ne le dérange pas de rester là à le regarder ― il est si proche. S'il n'a pas d'autres choses à faire ? En fait, il est probable que si sa saleté d'apprenti ou un autre client débarquait maintenant, Gio ne le remarque même pas. Il n'a d'yeux que pour la petite bouille de Koha et sa réflexion intense qui semblerait presque dépasser de sa tête tandis qu'il pense à haute voix. Et Gio, de toutes ses forces, se retient de dire ou de faire quoi que ce soit. Se retient très fort de lever les bras pour les enrouler autour de ses épaules ou poser une main sur sa petite tête, parce que c'est tout ce dont il a envie, en fait ― le toucher ― et c'est peut-être pour cela qu'il a tant de mal à rester longtemps en sa présence.

Irrémédiablement, Koha a fait revenir l'étincelle éclatante dans le regard de Gio, qui sourit tout autant de lui au dénouement de son incroyable périple.

― Lucia.

Dépose-t-il juste entre deux réflexions, toujours aussi patient et bienveillant, chaque seconde passée à ses côtés rendant l'exercice plus difficile encore ― celui de ne pas céder à l'attirance et l'affection forgées année après année. À cette impression qu'il n'y aurait rien de plus naturel qu'il le prenne dans ses bras, alors qu'il sait très bien qu'en réalité, il entretient tout seul cet attachement de son côté.

― Je vais bien, et toi ?

L'énergie de Koha est contagieuse, ou en tous cas elle fait bien plaisir à Gio. Les yeux noisettes sourient en suivant la main qui effleure les étagères. Il ne dit rien, bien qu'il n'aime pas habituellement les gens qui mettent leurs mains partout. Et pourtant, il devrait sûrement s'en faire vis-à-vis de Koha : n'est-il pas un peu maladroit ? Qu'importe, si ça lui fait plaisir de toucher alors Gio peut bien y consentir.

Encore quand les questionnements reviennent sur le visage et les lèvres de Koha, Gio reste silencieux. Il n'est d'aucune aide, vraiment. D'un autre côté, si Koha veut mettre des heures à se souvenir pourquoi il était venu, et rester là en attendant, ce n'est pas lui que ça va déranger.

Ce n'est qu'après un temps beaucoup trop long perdu dans ses yeux bleu et brun ― certainement si long que ça en devenait presque embarrassant ― que Gio se décide à se bouger, et avance sa main pour la passer sous le coude de Koha. Le presse un peu, juste une seconde, du bout de ses doigts, pour attirer son attention. Quoiqu'en fait finalement ses doigts poursuivent leur aventure quand même et saisissent la main de Koha. Ou peut-être est-ce son poignet ou ses doigts ? Toujours est-il qu'il attrape ce qu'il peut pour le tirer doucement à sa suite.

― Viens, je te vais te montrer quelque chose.

Il est peu probable que Koha puisse croiser le regard de Gio, à partir du moment où sa main a touché sa peau. Il s'est déjà détourné, pour ouvrir la marche, slalomant entre les étagères et les objets entreposés à même le sol, et l'entraîne jusque dans un recoin bien reculé de la boutique. Presque dans la réserve, à vrai dire, mais pas tout à fait. C'est derrière un rideau tiré pour garder le secret que Gio emmène Koha, lui lâchant la main dès qu'il est arrivé à bon port, non sans un sourire espiègle.

Il n'a pas besoin d'en dire beaucoup plus, Koha saura où poser son regard : sur la table rangée là qui présente l'un des villages de Noël les plus hétéroclites que le monde ait jamais connu. Tout un tas de petites maisons organisées comme pour former des rues, et des figurines, personnages, santons de toutes sortes, disséminés entre les toits. Un assemblage rocambolesque, de maisons de legos colorés, de crèches, de jouets d'enfants, de figurines de jeux vidéos, de bonhommes de bois ou de plastique. Des guirlandes électriques qui ne marchent pas ici mais ce n'est pas grave, parce que Gio craque une allumette pour faire brûler la bougie posée au centre de la place du village. Et sourit comme un gamin devant son plus joli dessin, une petite pointe d'appréhension quand même quand il se tourne vers Koha pour guetter sa réaction.

Un souvenir fugace : une main saisie hâtivement du bout des doigts, quand on courait vers le port et que l'on tournait vers la droite et- non, Koha, pas à gauche, suis-moi.
La dernière fois qu'il lui a pris la main, c'était peut-être il y a treize ou quatorze ans. Les doigts aujourd'hui sont moins enfantins, la prise plus hésitante, mais ils laissent contre sa peau toujours la sensation d'une rare douceur ― et sur ses lèvres, un sourire serein. Gio ne manque pas de resserrer un peu sa paume autour de la sienne au cours du trajet, l'air de rien, et le relâche à contrecœur lorsqu'ils s'arrêtent.

S'il souhaitait lui montrer le fruit de son travail, c'était pour vivre ce moment précis : l'instant où Koha pose ses yeux sur l'assemblage et où les étincelles se forment dans son regard. Gio n'avait pas forcément besoin de l'avis de Koha, ni ne voulait se vanter. Ce village il l'a fait avant tout pour lui-même, pour sa propre curiosité et son propre plaisir ― pour attirer les clients lors du marché d'hiver aussi. Mais il savait qu'en faisant découvrir ce petit monde à Koha, des étoiles naîtraient dans ses yeux, chacune aussi éclatante que le sourire qui éclaire son visage ― et Gio les attrape une à une de son regard tendre en rêvant de pouvoir les ancrer définitivement dans sa mémoire.

― Oui, c'est moi.

Son sourire à lui est un peu moins crispé, maintenant que la peur de le voir hausser les épaules ou rester indifférent s'est effacée. Gio peut laisser librement la chaleur inonder sa poitrine, comme la lueur de la bougie au centre du village. Il regarde le halo discret qu'elle forme sur le nez, le front, les joues de Koha, quand il se penche au dessus des rues, s'efforce de ne pas le fixer mais c'est peine perdue. Même pas alarmé quand la flamme vacille sous le souffle du garçon ― au pire quoi ? Ça s'éteint ? Ça prend feu ? La deuxième option éveille quelque alerte dans son esprit mais il n'y prête aucune attention. Il faut suivre les questions toujours nombreuses et vives. Il s'approche un peu.

― Par-ci par-là. Des bibelots qu'il trouve un peu partout, que les gens fabriquent ou emportent avec eux depuis l'autre monde. Il pourrait développer plus, mais avec Koha, Gio a toujours un peu de mal à suivre le rythme. Il y reviendra plus tard, s'il trouve l'occasion. Bien sûr que tu peux toucher, Koha.

La question l'a un peu surpris et il s'est approché encore, avec un regard qui se veut rassurant ― bienveillant. Un sourire amusé devant son hésitation et il s'empare lui-même du personnage que Koha avait voulu attraper pour venir le poser juste devant lui, au premier plan de la rue devant laquelle il s'est accroupi. Les yeux noisettes tentent de suivre le chemin et les découvertes de leurs semblables bicolores, même si ça va vite. Il sourit déjà d'un air amusé quand il est question de la maison en briques colorées.

― Des legos ! Lance-t-il gaiement pour confirmer les dires de Koha puis l'écoute attentivement.

Bien loin de s'attendre à la chute en revanche, il paraît d'abord surpris devant l'anecdote avant de réprimer un rire qui filtre finalement en un souffle amusé. N'importe qui verrait sûrement les lueurs charmées dans le regard de Gio quand il revient à lui après l'avoir détourné, mais pas Koha. Koha n'a jamais fait mine de remarquer quoi que ce soit. Aussi, Gio n'a pas peur de s'approcher de lui quand il l'y invite, même si la tendresse déborde un peu trop de partout ― dans la langueur de ses regards, dans les plis bien marqués de son sourire sur ses joues. Il a bien une hésitation mais elle n'est que de courte durée avant qu'il ne daigne s'accroupir à son tour devant la table. Il n'observe pas la rue qui se trouve juste en face de lui, parallèle à celle que Koha observe de son côté. Il ne regarde pas : la petite figurine qui s'y trouve ― il sait qu'elle est là ― avec son bonnet rose à pompon et les petites touffes de cheveux qui en dépassent, blancs et rouges. L'air un peu égaré, même en modèle réduit, deux tâches déposées par la pointe du pinceau bleu dans un oeil, marron dans l'autre. Gio se demande si Koha la verra.

― Lucia a dit que je ne pouvais pas faire un village de Noël avec des legos et des playmobil. Il n'a pas détaché son regard du visage de Koha depuis qu'il s'est accroupi, les coudes posés sur les genoux et les bras croisés. Il ne semble pas le moins du monde manquer d'équilibre ou de confort dans cette posture. Normalement ce sont des décorations que l'on sort pour les fêtes de fin d'année, certains sont même animés et éclairés. Elle dit que j'ai fait n'importe quoi, parce que j'ai mis Joseph, deux fois Marie et cinq fois Jésus. Il fait mine de lever les yeux au ciel. Moi je pense qu'elle a tort. C'est joli, non ?

Sans vraiment attendre de réponse, c'est le moment qu'il choisit pour finalement se pencher un peu et jeter un oeil dans la rue que Koha regardait. Pour approcher donc sa tête si proche de la sienne qu'il jurerait avoir senti le bout de ses cheveux lui caresser la joue. Et ce serait mentir de dire que Gio ne pouvait pas s'approcher sans que leurs genoux se touchent, sans que leurs épaules s'effleurent. Parce qu'il est agile, Gio, croyez bien que quand il envahit un peu l'espace personnel de Koha, il sait très bien ce qu'il fait.

― J'aimerais bien mettre plein d'autres bougies mais... j'ai un peu peur que ça prenne feu.

Sur la table, rien n'a bougé. Le village est resté le même, entre l'instant d'avant et l'instant présent. En fait, tout un chacun dirait probablement que le moment s'écoule de façon linéaire, que le temps suit son cours, mais pas Gio. L'infime temps mort entre sa question et la réponse de Koha, il l'a senti. Comme un coup de pinceau gris sur une toile en couleurs, minuscule, mais bien présent ; le flou dans son regard bleu et brun ne lui est pas étranger. C'est que le tableau de Koha est comme ça, tâches de couleurs vives parmi lesquelles se glissent quelques empreintes en noir et blanc – des instants suspendus qui perdent leur couleur dans le meli-mélo de ses pensées indémêlables. Gio ne lui en tient pas rigueur. Il observe simplement le regard de Koha, attend de voir la lumière revenir et l'accueille d'un sourire bienveillant – patient.

– Du verre ? La suggestion lui semble tout à fait judicieuse. Il s'en retourne à la bougie posée au milieu des figurines et se dit que ce serait défitinivement la bonne idée pour préserver son oeuvre. S'il pouvait trouver des photophores en verre qui montent assez haut pour protéger les décors des flammes, ce serait l'idéal.

À l'éclat de surprise de Koha et au déséquilibre du corps voisin qui vacille, Gio réagit au quart de tour, mais n'aurait pas été assez rapide pour empêcher l'inévitable. Comme lorsqu'il l'a entraîné vers le fond de la boutique, il a d'abord attrapé son coude, paume glissée précipitamment sous le bras pour tenter peut-être de lui offrir un appui qui lui permettra de le préserver de la chute. Mais c'est trop tard, les fesses s'échouent par terre, et Gio, emporté par le mouvement, suit, tombe sur le derrière à son tour sans grande surprise. Un sourire léger traîne sur son visage, alors que son regard fuit les yeux voisins – balaye la poussière qui s'accumule sous la table devant lui. C'est à son tour d'être ailleurs tout à coup, laissé songeur par l'équilibre rompu, la proximité toute agitée, si différente quand il est avec lui de quand il est avec d'autres. Déjà Koha reprend les bavardages et Gio s'en retourne vers lui, oublie peut-être de sourire dans son égarement, les sourcils laissant quelques ombres sur son regard préoccupé – les élans de son cœur et le rythme plus chaotique de la tornade Koha dissonent. Il se sent comme.. laissé derrière, la frustration doucement point le bout de son nez.

La proposition des barrières de legos ne trouve pas vraiment grâce à ses yeux et surtout, la contrariété assombrit un peu trop ses pensées pour qu'il y songe vraiment. Le moment que prend Koha pour se relever laisse cependant le temps à Gio de souffler un peu. Quelques contrariétés soupirées par le nez, ses épaules s'abaissent puis enfin il se relève lui aussi. Retrouve un sourire léger devant l'air toujours enjoué de son invité. S'attendrit encore une fois de sa capacité à s'émerveiller d'un petit rien, s'adoucit à tel point qu'il en retrouve un sourire plus large lorsque la figurine précédemment évoquée se retrouve chargée d'un rôle qu'il n'avait même pas imaginé.

– Mmh... Fait-il mine de réfléchir, l'idée cheminant déjà dans sa tête, tentant de trouver des solutions pour la mettre en oeuvre. Les lampadaires c'est une bonne idée aussi.

Une paume autour de la hanche et l'autre échouée aux abords du col de son pull – le calvaire de ceux qui ne savent pas quoi faire de leurs mains quand ils ne les utilisent pas – il prête une oreille encore plus attentive à la suite des pérégrinations de Koha, l'amusement soulignant toujours plus les traits de son visage à mesure des mots qui s'écoulent. Le « zéro » fait renaître ses fossettes,

– Un héros ?

croit-il deviner, et quand c'est la question de « Marie et Jerry » qui est posée il sait maintenant ce qu'il aurait envie de faire de ses mains. Mais c'est vrai qu'il ne peut pas : poser sa paume sur la tête de Koha et lui gratouiller les cheveux. Alors il se contente de prendre une grande inspiration (il faut se contenir) et de saisir Jerry du bout des doigts, non sans effleurer ceux de Koha au passage, évidemment. L'or de ses yeux pétille de le voir se pencher encore sur la maquette pour attraper un autre personnage et il couve son imagination enfantine d'un sourire complice. La dernière tirade lui déclenche un léger soupir amusé et il s'applique de toutes ses forces pour ne pas trop plisser les paupières sur son regard complice.

– On peut tous les baptiser Jerry, si tu veux. Un peu plus loin dans le village, il récupère un petit bébé Jésus, dans son foin fait de plâtre. Mais en fait, Jésus, c'est lui. C'est une figure religieuse sur Terre, Lucia m'a tout expliqué. Là il vient de naître. C'est soit-disant un prophète, une sorte de dieu.... Un peu comme Konnor ! Le parallèle lui fait écarquiller un peu les yeux – il a trouvé comment expliquer. Jésus c'est un peu comme un Konnor chez les terriens sauf qu'ils ne l'ont jamais vu ! Il croient en lui, et aussi en Marie et en d'autres dieux. Mais c'est un peu compliqué, moi-même j'ai pas tout très bien saisi.

Dans un sourire timide – il se rend compte qu'il a beaucoup parlé et qu'il est sûrement ennuyeux – Gio repose Jésus dans le village. Joint ses mains et ses doigts se triturent un peu les uns les autres. Et soudain :

– Bref, on s'en fout. Il se pince le bout du majeur, hésite encore une seconde. Tu voudrais qu'on prenne un goûter, Koha ?- un petit-déjeun..? Il n'est probablement l'heure ni pour l'un ni pour l'autre. Enfin, tu voudrais un chocolat chaud ?

Il n'a lui-même pas l'air très convaincu de sa propre proposition – si maladroitement lancée et un peu irréfléchie, d'autant que Koha n'était certainement pas du tout venu pour ça.

De ses explications hasardeuses et sûrement bancales ne nait qu'un air un peu perdu sur le visage de Koha et tout d'un coup Gio se sent bête. Bête d'avoir lancé un sujet sur lequel il ne s'y connaît peut-être pas assez pour être intéressant ; un sujet certainement insignifiant et ennuyeux pour Koha. Après tout, Koha n'a rien à voir avec la Terre, l'histoire de Jésus ne doit pas lui dire grand chose et encore moins lui importer. Et devant son air difficilement déchiffrage, Gio, comprenant juste qu'il a de toute évidence fait dériver la discussion sur des eaux un peu troubles, perd un peu de son courage. Il s'en veut d'avoir perdu le cap, de cette imagination curieuse qui les animaient tous les deux – sans se rendre compte que c'est lui-même qui quitte le bâteau.

Son invitation à boire un chocolat chaud se fait bouteille jetée à la mer. Une proposition spontanée qu'il n'a pas vraiment eu le temps de maturer, et c'est la première fois qu'il trouve de la difficulté à formuler une invitation aussi simple. Il détecte lui-même sa nervosité dans ses doigts qui s'agitent, les mots qui lui échappent. Il a pourtant pratiqué cet exercice plusieurs fois déjà – jamais avec Koha – mais ça ne lui a jamais semblé aussi laborieux. Il n'a heureusement pas trop le temps d'analyser la cause de ces hésitations parce que la réponse arrive vite. Et sur son propre visage s'étire un sourire tout aussi grand, en miroir de celui de Koha.

Peut-être atténué un instant par l'étonnement de sentir son cœur battre aussi fort tout à coup. Les étincelles flattées par les souvenirs que Koha fait remonter par quelques mots.

– Oui, confirme-t-il d'un air songeur.

Comme souvent, il couvre le cheminement des réflexions de Koha d'un regard tendre, à peine camouflé. Il sait que ce n'est pas l'heure du goûter mais il s'en fiche et cultive son air ravi de voir que Koha n'en a rien à faire de l'heure non plus.

– Oh.

L'annonce de la visite prévue chez sa mère calme un peu Gio tout à coup. Alors qu'il avait grand espoir, au vu de son sourire, que son invitation soit acceptée, il craint désormais de devoir abandonner l'idée d'un tête à tête dans la cuisine. Devant l'air interrogateur de Koha il s'apprêtait même à annuler son invitation, parce qu'il s'en voudrait quand même de défaire ses plans, surtout qu'il sait combien voir sa famille peut être important.

La proposition émise par Koha en retour met quelques instants à prendre sens dans sa tête. Il aurait fait un deuxième « oh » certainement, s'il n'était pas trop occupé à remettre ses idées en place. Plus Koha parle, plus Gio sent la chaleur monter au creux de sa poitrine – son imagination s'emballe peut-être. Et bien qu'il lutte pour garder la tête froide, il sent la chaleur monter dans son cou sans prévenir, la sournoise, et s'immiscer peu à peu sur ses joues.

Rougir encore à son âge, vraiment ?

Il résiste à l'envie forte de plaquer ses mains sur ses joues pour les cacher et préfère lui sourire, d'un sourire un peu complice, un peu charmeur et incontrôlé avant de s'emparer de sa main et de l'entraîner à nouveau à sa suite vers un autre coin de la boutique.

– On ira chercher des fleurs tout à l'heure alors si tu veux. S'entend-t-il proposer sans avoir vraiment répondu à l'invitation.

Gio a-t-il seulement vérifié que quelqu'un d'autre était présent dans la boutique pour accueillir les clients ? Son apprenti est bien dans les parages ? Rien n'est moins sûr, et pourtant il s'engage bien dans l'étroit escalier de bois entouré de ses murs en lambris blancs, la main de Koha serrée dans la sienne. Il n'a pas le temps de se montrer raisonnable, il faut d'abord tenter de camoufler les battements de son cœur qui s'emballent, sous les grincements prononcé du bois sous leurs pieds. Il ignore royalement les décorations accrochées aux murs, qu'il connaît par coeur – les petits maisons en bois qu'ils ont peintes à l'occasion de la fête des mères à l'école ; un tableau plus récent d'un paysage champêtre ; et même cet horrible collier de pâtes accroché parmi les clefs qui lui fait tellement honte qu'il s'étoufferait s'il devait admettre que c'est lui qui l'a fait. Il s'arrête en haut de l'escalier, à moitié dans la pénombre, éclairé par la seule lumière filtrant par les vieux carreaux de la porte d'entrée de leur petit logement. Il se tourne vers Koha et lui parle tout bas tout à coup.

– Il faut peut-être ne pas parler trop fort parce que ma mère se repose sûrement. Et se souvenant que Koha n'a peut-être pas toutes les données, il ajoute : Elle commence à être un peu fatiguée, avec la grossesse.

L'obscurité relative cache un peu les commissure étirées de ses lèvres – il ne parvient pas à cesser de sourire. Elle cache un peu aussi son regard qui peine à rester ancré dans celui de Koha alors que l'espace restreint autour d'eux et sa position légèrement plus haute l'incitent presque à se pencher vers lui. Quand sa main se pose sur la poignée, l'autre se ressert un peu par réflexe autour de sa paume. Une seconde encore et il pousse la porte qui les amène directement dans la cuisine, pièce centrale de la maison.

Elle n'a pas bougé depuis la dernière fois que Koha est venu. Une table en bois ronde alignée contre le mur d'un beige orangé veillot, quatre chaises en bois qui trouvent leurs places là où elles le peuvent alors que plusieurs portes occupent les murs – vers le salon, la chambre du futur bébé et de l'autre côté le couloir menant vers l'autre chambre, la salle de bain et l'escalier qui monte aux combles. Les plans de travail et meubles sombres qui couvrent tout le mur opposé et entourent la petit fenêtre sans rideaux. Tout est un peu vieillot mais c'est si charmant. Il faut encore un pas sur le sol en tomettes marron avant que Gio ne daigne relâcher la main de Koha. Il n'ose pas vraiment lui faire face, mais lui jette quand même un regard par dessus l'épaule alors qu'il se dirige vers un des placards pour sortir le chocolat et tout ce qu'il faut pour leur faire le meilleur chocolat chaud à l'italienne du monde – le même que Lucia leur a déjà fait quand ils étaient petits.

– Fais comme chez toi.