at night < koha >

La journée se termine déjà et les couloirs se vident. Les nuées des derniers retardataires s'envolent vers la sortie pour ne laisser que des couloirs déserts à l'image des grands bassins. Harin soupire, sort la petite caisse où sont rangés tous les rubis et les autres échangent équitables de la journée. Elle les compte une dernière fois, en oublie une partie juste dans le tiroir d'à côté et ne trouve jamais le chiffre escompté même après plusieurs tentatives : elle a échoué, mais ce n'est pas grave. Le lendemain elle découvrira avec stupeur qu'elle a encore oublié et se ravira de cette surprise finalement faite à elle même comme une bénédiction.

Rendez-vous dans les couloirs pour éteindre les lumières, laver les vitres touchées salies par les bouts des doigts et pour ranger ce qui peut traîner : elle aime bien quand c'est propre, elle se sent plus rassurée. Harin s'aventure au milieu des larges couloirs et fait le circuit qu'elle connaît par cœur. Au poulpe tourner à droite puis longer les requins pour s'aventurer prêts des monstres abyssaux pour arriver aux petits poissons tropicaux. C'est logique, d'une logique implacable, c'est sa logique, une logique indiscernable.


Dans les couloirs, elle épie les larges vitres parfois touchées du bout du doigt. Les essuie doucement avec un chiffon pour retirer les marques grasses laissées par les visiteurs. Elle souffle sur les bougies encore éclairées, range ce que les visiteurs ont laissé traîner.
Plus loin, sur un banc, encore une âme isolée, encore quelqu'un qui s'est peut-être endormi, ou pire un décès. Harin s'approche doucement de l'individu avant de discerner sa chevelure bicolore. Elle fronce les sourcils, l'air dubitative. Elle a du oublier, mais les visages ce n'est pas comme les prénoms : elle ne les oublie jamais.

- Koha ! Tu es revenu ? Je t'ai vu passer l'entrée il y a six heures déjà. Tu es revenu ? Je t'ai raté alors...

Harin a peur de l'avoir oublié une seconde fois, de perdre la tête mais elle se souvient bien de son visage, de l'avoir salué il y a de cela plusieurs heures dans la journée. Peut-être qu'elle n'a pas vu les heures passer, peut-être qu'il est revenu, peut-être que c'était hier en réalité, ou peut-être que sa mémoire a disjoncté. A contre-courant, elle se sent un peu larguée au milieu des fonds marins qui les embrassent.

- Qu'est ce que tu fais encore ici ? Je vais bientôt fermer. Je fais mon dernier tour.

Elle préfère demander, Harin ne va pas le jeter à la porte directement. Après tout, il se connaissent depuis trop longtemps.

- Enfin, c'est agréable quand il n'y a personne... Pas vrai ?

Les iris pétillent, le sourire vient les accompagner.

Harin, elle voit ses airs affligés par la deconnexion à la réalité, comme si personne ne comprennait vraiment le semblant de la réalité. Ce n’est pas étonnant qu’Harin n’y comprenne rien, trop concentrée sur le monde marin, plongée dans ses pensées, elle se noie souvent, elle déborde alors que le monde continue de tourner en arrière plan, persuadée d’avoir trouver une solution, elle n’a pas toujours raison.

Le sourire de Koha illumine sa face et elle se laisse emporter par ses vagues, par sa marée. Elle dépose son fessier à ses côtés sur le banc pour admirer l’intérieur vide de l’aquarium. Elle l'écoute parler de son admiration pour les eaux profondes, de ses convictions pour changer de pilosité et carnation.

- Qu’ouïe-je ? Qu’entends-je ? Toi Koha ?… Tu veux devenir un poisson et ne plus avoir de cheveux… C’est une première !
Harin elle rigole, elle imagine quelques secondes Koha en poisson. Elle se demande ce qu’il serait, probablement une espèce comme la rascasse souvent bariolée de rouge de blanc. A moins qu’il serait l’un de ces poissons colorés planqués dans les coraux. Elle ne sait pas Harin, elle même aimerait avoir les caractéristiques de plusieurs de ces animaux.

- Mais, c’est vrai que c’est joli ici...

Comme dans tous l’empire sous-marin, qu’elle se confie à elle-même.
Elle hoche la mâchoire, dévorant les compliments. Harin, elle est fière de ce qu’elle a fait, de voir que son projet réussit à faire s’épanouir les habitants de la cité, elle n’en espérait pas moins. Le grand sourire sur le minois admire le paysage coloré, parsemé de lueurs azurées. Ses iris papillonnent entre le visage de Koha et le grand écran aquatique pendant qu’il émet s’être assoupi.

- Oui Koha. Je crois que tu t’es endormi… Je pensais que tu étais revenu, cela fait un moment que tu es ici alors ! Il n’y avait pas de poisson aujourd’hui, enfin pas que je sache. Je n’ai pas entendu les cris des visiteurs. C’est ce qu’il se passe souvent quand un animal passe.

Harin révèle cette information comme une messe-basse, comme un secret, mais il n'y a pas besoin d'être bien idiot pour voir tous les clients s'accumuler dans un même couloir pour suivre les traces d'une bête jusqu'à son départ. Harin, elle continue de l'écouter compter ses goûts, ses drôles d'idées, ses dénominations farfelues... Si bien qu'elle entend une qu'elle ne connaissait pas, elle ne l'a jamais entendu.

- Un poisson-crêpe ?…

Quelques rires viennent faire pétiller son sourire et son minois.

- Tu dois faire référence aux poissons plats, comme la sole velue, le flet fleurie, la limande amande, la barbue chauve… Il y en a encore beaucoup. Ils se camouflent souvent dans le sable, donc c’est compliqué de les apercevoir.

Qu’elle dévoile, en partageant un peu sa science. Les poissons plats, ils ont tendance à se cacher pour mieux se protéger ou saisir leur proie, c’est bien connu, mais le poisson-crêpe, c’est la première fois qu’elle entend cela. Peut-être qu’elle devrait renommer les espèces comme cela… Poisson-crêpe et poisson-tortilla.

- J’ai déjà vu quelques espèces en plongeant, mais pas dans l’aquarium… Mais si tu veux voir des cardeaux, ils sont là toute l’année. D’autres espèces migrent et ne viennent que pendant une partie de l’année.

C’est comme cela à Phyméris, les espèces vont et viennent, toujours libres prêtes à s’émanciper. Un peu comme ces êtres qui prennent la porte et viennent s’installer sur l’île pour l’adopter.

- Si tu veux, tu pourras m’accompagner faire de la plongée ! Pas sûre que l’on croise ces espèces, mais tu pourras presque devenir un poisson !