danse macabre ☽ abraham

Le rythme de leur pas est plutôt lent. Les talons qui foulent silencieusement le sentier sablonneux, dont les grains s'accrochent sûrement aux volants de sa robe, mais elle n'y prête pas attention. Voilà un moment qu'elle s'est accrochée à son bras, d'une prise légère, sans que leurs épaules ne se frôlent. Lorsqu'ils passent sous le halo d'une lanterne, son sourire malicieux est tourné vers la mer, où le soleil s'est déjà couché. Ne restent que quelques lueurs à peine rougeoyantes dans le ciel. Par moments, des cris se font entendre, de joie ou de peur, des rires d'enfants et d'adultes, un peu plus loin, aux abords de la fête éclairée. Comme pour détourner son attention, Jolene pose son autre main sur l'avant-bras d'Abraham, le serre doucement dans sa paume.

– Le bord de mer revêt un charme tout particulier après la tombée de la nuit, vous ne trouvez pas ?

Malgré les talons qu'elle porte, elle doit relever les yeux pour le regarder. Abraham Molnár... Le seul homme qu'elle va chercher jusque dans son manoir pour pouvoir passer un peu de temps en sa compagnie. Quand cela fait trop longtemps à son goût qu'il n'est pas descendu au cimetière. Il est de ces rares excursions qu'elle entreprend en dehors de sa petite maison tordue. Et la balade de ce soir en est une encore plus particulière, d'excursion. Une échapée loin de ses habitudes. Aussi, elle ne prétendrait pas chercher à l'apaiser lui uniquement quand elle laisse sa main réchauffer sa manche, quand ils approchent de la fête forraine. Elle-même se sent moins fébrile à ses côtés.

– Vous êtes vous déjà promené souvent par ici ?

Si le regard d'Abraham s'égare un instant sur la ligne d'horizon, c'est le ciel dont la lumière se fait timide qu'elle observe dans le sien. Le reflet sur ses pupilles aux couleurs chaudes, rendues étincelantes par les milliers de facettes du reste du soleil décomposé dans l'eau ; les centaines d'étoiles qui commencent à apparaître au dessus d'eux aussi. Elle a souri, quand il a parlé du paysage, mais elle ne lui a pas dit que celui qu'elle lit sur son visage vaut tout autant le détour. La crête délicate de son nez, les plaines arides de ses joues et le dessin particulier des broussailles aux angles de sa mâchoire.

Et elle regrette que les lueurs de son regard ne soient pas plus franches dans le sien quand ses mots se font pourtant si adroits qu'elle manque elle aussi de perdre son aplomb. Parlerait-il seulement du paysage ? Elle cherche des réponses dans le peu de clarté que les lanternes projettent encore autour d'eux, sans en trouver l'ombre d'une piste.

– Il est vrai que la rareté rend certaines beautés plus saisissantes encore. Sûrement elle ne se contente pas alors d'évoquer la poésie du cadre qui les entoure. Peut-être ses yeux verts rencontrent d'autres attraits sur les contours de ses costumes et dans l'élégances de ses pas. Et pourtant certaines joliesses ne perdraient rien de leur superbe à s'exposer un peu plus souvent aux yeux du monde…

Contre toute attente, c'est son regard aiguisé qui fausse compagnie au sien alors, pour considérer les lumières moins éthérées de la fête au loin. Et encore son sourire gonfle ses joues de courbes plus appuyées – des formes qu'elles ont bien du mal à lâcher quand il est dans les parages – malgré la gravité du sujet qui s'impose entre ses mots.

– Elle est bien différente, sans aucun doute… Pour celleux qui ont été touché‧es durement par le drame. Elle l'est tous les ans. Pour celleux qui l'ont été par un autre. Ce n'est pas par manque d'empathie que Jolene ne se laisse pas tourmenter par les pertes des autres. C'est qu'elle les a déjà trop pleurées. Voudriez-vous voir par vous-même ? Dans l'obscurité de la nuit se révèlent alors des lueurs malicieuses qu'on lui prête bien souvent. Cette fois son épaule effleure celle de son voisin lorsqu'elle rajoute : Nous pourrions… aller danser ?