ft. Sieg Jäger - l'Attaque des Titans
Il y a l’odeur du café au lait, celui qu’il ne connaît que trop bien, celui qui réveille les sens et glisse dans la gorge. Il y a la fraîcheur de ces fenêtres grandes ouvertes qui font entrer l’air froid du matin, celui qui pince les joues et fait plisser le nez. Il y a l’aboiement du chien au pas de la porte, celle qui attend là à peine le jour se lève, et la queue qui fouette l’air, et ses doigts qui glissent dans sa fourrure.
Une vie. Calme.
• • “Où est papa ?”
“Ne parle pas de ton père.”
Non, on ne parle pas du père, personnage intriguant d’autant plus que jamais il ne l’a connu, personnage qui existe sans exister vraiment. Mais jamais on ne l’évoque, ou uniquement dans la douleur de la voix de sa mère, alors il baisse les yeux et se tait. Il n’en saura pas plus, il n’en saura jamais plus que ces quelques mots - ne parle pas de ton père.
La vérité, c’est que son père est parti.
Et que sa mère galère avec un gamin handicapé.
L’école spécialisée coûte cher, les soins aussi, et les rendez-vous médicaux tout autant. Des mots compliqués, il en a entendu toute son enfance. Souvent, on lui parle sans lui parler - souvent, on oublie qu’il est là - souvent, on l’oublie tout court. Sa mère, elle fait ce qu’elle peut, elle lui répète, elle lui dit.
“C'est compliqué, comprends-tu.”
“Ça coûte cher.”
“Tu ne peux pas.”
Il culpabilise alors.
D’exister tout simplement.
• • Amaurose congénitale de Leber.
De ses doigts qu’il fait passer sous ses verres de lunettes, il frotte, frotte et appuie sur ses yeux. La douleur est légère, la sensation différente - rien ne se passe. Une main vient s’enrouler autour de son poignet, arrêter ce geste malvenu.
Il y a l’odeur du cigare qui embaume l’air.
“Je vais t’apprendre le tarot.
Je t’ai acheté des cartes.”
Le grand-père parle dans un français teinté d’accent espagnol.
Il lui répond dans un français teinté d’accent canadien.
Son grand-père est le seul à le faire exister. Le considérer. Ne pas regretter sa venue. Des cartes de tarots aux plaquettes de bois en braille, enregistreurs vocaux, cassettes de livres-audio. Il l'emmène se promener en forêt, lui apprend à nager.
Rit lorsque son petit-fils lui dit qu’il voudrait devenir pilote.
“Peut-être un jour.”
Son grand-père tousse.
Et l’odeur du cigare se change en odeur d’hôpital.
Il y a le son de la canne qui frappe sur les pavés, un cliquetis incessant en sa présence, et ses lèvres qui comptent ses pas -
un, deux trois, quatre… La chienne autour de lui fanfaronne, il entend ses pas feutrés et ses allers et venus autour de lui. Elle passe dans les herbes du bas-côté, fait claquer ses dents dans l’air, l’accompagne jusqu’à la mairie et une fois arrivée, une caresse et la voilà qui repart en ville ou dans les prairies alentour.
Jade. Ici, tout le monde sait qu’elle l’a choisi.
Qu’elle dort chez-lui, l’accompagne partout où il va.
Connaît son emploi du temps, ou le retrouve lorsqu’il y transgresse.
Jade, comme un petit miracle.
• • Un, deux, trois, quatre…
Et les pas qui frappent le pavé.
Le silence l’accompagne, le silence depuis ces quelques jours maintenant. Nouvelle ville, nouvelle vie lorsqu'il a ouvert les yeux dans cette auberge. Non, Thomas n’a pas parlé, il n’a pas voulu, il n’a pas souhaité.
Déni. Tristesse. Colère.
Thomas a treize ans. Son grand-père est parti, il ne reviendra pas - il ne reviendra plus. Personne ne lui a dit, personne ne l’avait prévenu et pourtant tout le monde le savait, depuis des mois voire des années. Entre tristesse et colère, alors l’enfant s’est enfui - loin, si loin qu’il ne pourrait faire demi-tour. Un coup de sang, un coup de colère, et la détresse qui le suit. Il ne voulait pas, il ne voulait pas car quel enfant n’a jamais fait semblant de fuguer ?
Il a appelé sa mère.
Et il s’est tu.
• • Amaurose congénitale de Leber.
Faire face aux autres enfants, ceux qui sont venus comme lui, ceux qui sont nés ici. Et les remarques, une différence qui se creuse, existe, est pointée sans cesse. De ses yeux pâles, de leurs mouvements erratiques, de ses gestes hésitants. De ses doigts qui glissent sous ses lunettes pour venir frotter ses yeux, avec d’autant de force que le stress le ronge.
“Ne fais pas ça. Tu vas te faire du mal.”
De ses lèvres plissées, il stoppe le geste malvenu.
Le professeur aussi - est différent. De cet homme pour qui il est impossible d’avoir des enfants, de cet homme presque trop incongru pour être réel - créé de toute pièce, et maudit dès la naissance. Le professeur qui l'a recueilli, lui, cet enfant sans plus de famille. Il faut un temps, du temps avant qu’il ne parvienne à parler de nouveau, avant qu’ils ne parviennent à s’apprivoiser. Un temps avant qu’ils se sachent se connaître - au travers des livres et des écrits, car le professeur aura vite compris alors, cet intérêt spécifique. Les deux se lisent des mots et des livres et des souvenirs.
Ce seront ses premiers mots dans cette ville nouvelle.
Ce seront ses premiers souvenirs dans cette vie nouvelle.
Il y a le bruit de la machine, et des poinçons qui frappent le papier. Les vas-et-viens des nouvelles personnes arrivées par ici et de celles qui y ont toujours vécu. Celles qui sont perdues, celles qui sont traumatisées, celles qui ne voulaient pas, celles qui ont peur, veulent rentrer, veulent s’enfuir, veulent partir. Ou celles qui supplient, supplient de ne pas les renvoyer là-bas. Ou celles qui ne savent plus quoi faire, qui sont là depuis longtemps, si longtemps, qui ont besoin de changement. Les enfants qu’il faut aider, accompagner - à l’école ou dans leurs apprentissages.
Et il y a lui, lui qui écoute.
Lui qui conseille.
Lui qui comprend ou ne comprend pas.
Lui qui ne jugent pas, à aucun moment.
Il donne des noms, des lieux, des idées. Selon les besoins des uns et des autres, selon leurs envies, ce qu’ils veulent, ce qu’ils savent. Il connaît au besoin - des noms pour ceux qui veulent partir.
• • Ensemble.
Il y a ses doigts qui glissent sur la peau, la chaleur de ses lèvres et la douceur de ses mots, une sensation d’intimité tandis qu’il découvre ce visage du bout de ses doigts. La peur dans le fond du ventre, la crainte de paraître trop idiot. Il y a sa présence rassurante, une parmi les autres.
Premier amour.
Un jour. Toujours.
L’amour qui pourtant s’éteint, peu à peu ou brusquement, lorsqu’elle parvient à s'enfuir d’ici. Elle lui avait demandé, proposé d’aller avec elle, mais il avait refusé. Il n’en avait plus l’envie, plus l’espérance. Il s’était forgé ici, un but, une raison de rester, encore quelques années ou quelques mois - un apprentissage qui se terminera alors.
“Tu vas me manquer.”
Elle semblait si confiante.
Lui, c’était la peur qui l’avait paralysé. Encore des pensées qui le tourmentent, le réveillent parfois dans le silence pensant de la nuit.
Il y a l’odeur du café noir, celui du milieu de l’après-midi, le café fort et sec, autour des rires des collègues. Il y a la chaleur de la fin de journée, celle du soleil couchant, et l’odeur du colza transportées par le vent depuis les champs. Il y a la douceur du foyer et la fraîcheur du soir qui tombe autour de ce repas au bistrot. Il y a enfin le silence de la nuit, le brouhaha de ses pensées et de ses songes, de cette vie qui coule et qui glisse lentement.
Calme.
Vide.
• • • • • • • • • •
Résumé :• Thomas naît au Canada, d’un père canadien et d’une mère franco-espagnole.
• Il est diagnostiqué à quatre mois d’une Amaurose congénitale de Leber, maladie qui lui provoque une malvoyance sévère. Il est dors et déjà attendu que cette malvoyance évolue vers une cécité partielle, puis totale à l’âge adulte. En réaction, son père se barre et sa mère galère à payer ses soins, son école, et tout le reste. Elle finit par l’isoler et le surprotéger, jusqu’à l’étouffement.
• La seule personne de sa famille qui l’estime un tant soit peu lui semble être son grand-père maternel. Ce dernier décède précocement d’un cancer des poumons, sans que personne n’avertisse l’enfant de sa maladie. Thomas vit très mal cette perte, et passe la porte vers Phyméris dans un coup de sang.
• Il se réveille à Phyméris à l’âge de treize ans.
• Encore enfant, il est pris en charge par un Hovrath, ancien professeur des écoles à Phyméris. S’il met un temps à s’adapter à la vie ici, il y parviendra tout de même, grâce à l’aide de ce professeur. C’est lui qui, notamment, développe son goût de la lecture.
• Dans sa vingtaine et durant son apprentissage d’assistant social, il vit son premier amour, qui prend brusquement fin lorsqu’elle parviendra à partir de Phyméris, sans qu’il n’ose la suivre. Une décision qui le ronge encore maintenant, à se demander ce qu’il serait devenu.
• Il devient officiellement assistant social à l'âge de 26 ans, rôle qu'il garde encore maintenant. Le reste de sa vie coule tranquillement, peut-être même un peu trop.
L'amaurose congénitale de LeberIl s'agit d'une maladie génétique à mode de transmission autosomique récessif (les deux parents doivent être porteurs sains) qui provoque une dystrophie in-utero de la rétine. En résulte une forte malvoyance, voire une cécité partielle, dès la naissance, qui ira en s'aggravant jusqu'à la cécité totale aux alentours des 30 ou 40 ans. D'autres symptômes peuvent être présents, notamment :
- une forte photosensibilité
- une cataracte
- un nystagmus (mouvements incontrôlables, horizontaux ou verticaux, des yeux)
- le signe oculo-digital de Franceschetti (le fait d'appuyer sur ses yeux avec les paumes ou les doigts)
- un kératocône (forme conique de la cornée, Thomas n'étant pas concerné)
Selon les gênes impliqués, la maladie peut être associée avec un dysfonctionnement rénal, un retard de croissance, ou encore une déficience intellectuelle.