TERMINE (flashback) pomegranate heart - val

De retour en ville, encore. Le plein à faire, encore. Si ça ne tenait qu'à lui, il passerait ses semaines loin de l'agitation et des gens d'ici, mais la nature alentour trouve des limites dans ce qu'elle peut offrir et on ne peut toujours vivre comme un hors-la-loi. Quoique. Ça ne tient parfois qu'à un fil lorsqu'il décide d'aller au marché plutôt que de chourrer des patates dans un champ. Ça n'est qu'histoire de se faire bien voir, de ne pas attirer trop l'attention, déjà que ses allées et venues ne doivent pas passer inaperçues. Ne veut pas risquer de perdre sa liberté de mouvement pour quelques légumes volés. A bien trop à perdre. Quelques rubis ne sont pas grand chose face à la valeur d'un foyer.

Efficace, levé à la première heure pour éviter la populace, les dames en robe fleuries et aux paniers d'osier. Dénote pourtant quand même, silhouette noire au milieu des couleurs, sac à dos noir, comme s'il partait en voyage. Il part en voyage, toujours, Valérien. Sourcils sombres froncés, concentré sur les quelques vivres qu'il doit prendre. Slalome entre les gens qui flânent. Ne connaît pas très bien tous les stands encore malgré tout et se déplace beaucoup trop vite pour un jour de marché. N'en a rien à faire de bousculer un gamin, évite de justesse les petites mémés. Jusqu'à ce que ce soit lui qu'on bouscule (à moins qu'il ne soit encore lui-même à l'origine du carambolage).

Là, l'équilibre à peine rompu – un mur – pourtant il trouve le moyen de râler, tsssk. Regard qui plonge sur le petit mec déjà affairé à ses pieds, qui a fait tomber toutes ses oranges. Et immédiatement la joue frémit, le sourire qui se lève en coin, presque mauvais. Le toise jusqu'à ce qu'il lève le regard.

– Eh. L'infirmer.

Encore. À croire que ça fait partie de son boulot de bousculer les gens aussi. N'esquisse pas un geste pour lui venir en aide. Pire : scrute chacun de ses mouvements sans prendre la peine de bouger ses jambes entre lesquelles il fouine pour lui faciliter la tâche. Se perd à la surface du bas de son dos dénudé. En perd son sourire. Visage impassible lorsque l'autre se relève finalement. Pour scruter encore : les yeux bleus et le noir qui les souligne. Les oranges entassées dans ses bras. Boude sa première question. Regard coulant encore sur les reliefs qui dépassent de la chemise nouée haut sur la peau.

– Hm. Jamais très loquace. Attrape pourtant une orange sur le sommet, puis une deuxième, de sa main droite. De la gauche, fait descendre son sac de son épaule pour les y glisser.

Et referme grossièrement le tout pour le jeter sur son épaule à nouveau. Puis en l'espace de quelques secondes, bougonne.

– J'croyais que t'étais infirmier. C'est combien ? T'as quoi d'autre ?

Et déjà le dépasse pour se diriger dans la direction où il suppose être le stand. Se retourne à peine, jauge la petite silhouette pourtant bien bâtie.

– Tu vas t'en sortir... ?

Un peu l'air de dire dépêches-toi, à demi-mot. Mais aussi, besoin d'aide ? à demi-mot.

Un beau mec, très charmant, avec qui il fait sûrement bon passer du temps, voilà ce qu'il voit, Valérien. Incontestablement le genre de gars avec qui il n'a pas le luxe de pouvoir gâcher le sien. C'est ce qu'il pense. Du moins, s'il est encore capable de penser à autre chose qu'à ses pragmatiques affaires. Scrute avec attention le stand déroulé devant lui, sans faire mine de s'intéresser trop à Winslow, déjà en quête de ce dont il aura besoin pour sa semaine, pour ses réserves, en vue d'une autre expédition aux abords de la cascade. Le temps est encore frais, il lui faudra des repas qui tiennent au corps. Pense aux belles patates qu'il va choisir, plus qu'il n'écoute la voix qui répond à ses interrogations. Engrange les informations, pourtant. Et de temps à autre relève les yeux – balaye l'air fier de l'infirmier d'un regard sans étoiles, mais non sans curiosité.

Une curiosité sans couleur et sans lumière, qu'il reporte bien vite sur les denrées que Winslow lui détaille. Il fait vite ses choix – navet c'est bien, courgette pourquoi pas, mais surtout pommes de terre, choux, carottes s'il y en a. D'autres courges peut-être ? Et absorbé dans ses plans, il s'en retrouve un peu surpris de voir de fragiles fraises d'un rouge éclatant lui fleurir sous le regard, au creux de la paume tendue. Se fige, cligne des yeux. Des fraises au printemps. L'information chemine dans son esprit mais ça lui paraît étrange. Sorcellerie. Involontairement, penché sur les trésors rouges. Tout un hiver qu'il n'en a pas mangées. Comme chaque année, mais ça lui paraît pourtant être une éternité. Et la tentation est grande, si grande qu'il approche sa main, en effleure un calice du bout du doigt – effleure le bout des doigts de Winslow du creux de sa paume.

Et reste suspendu là un moment, les ombres de son regard ayant retrouvé le visage doux de l'autre homme. Le sien qui reste de marbre sous la proposition qu'il trouvera toujours aussi étrange. Celle de ne pas payer avec de l'argent – avec des rubis. Et il lui semble soudain que chaque infime chose qui gravite autour de ce stand est faite pour le tenter de se détourner de sa quête – les fruits juteux à peine sortis de l'hiver ; l'implication dans la vie communautaire et un système qui paraît tellement plus humain que celui de des sociétés modernes ; le contact des doigts encore, discret, sur sa peau.

Vous n'avez qu'à prendre ce que vous voulez. L'emprunte de sa phrase qui ne quitte plus ses pensées alors que son regard ne quitte plus le sien, que le dôme que forme sa main sur sa sienne est toujours en suspens. Un peu direct, Valérien, toujours sans couleur quand il traduit :

– T'es en train de me proposer de te payer en nature ?

L'air très sérieux, même si, il faut l'avouer, une part de plaisanterie se cache peut-être dans l'éclat de son regard qui le quitte enfin, pour attraper les fraises proposées et finaliser ses achats.

– Je voudrais 5 pommes de terre, 3 navets, un chou, une bonne poignée de carottes – une poignée comme la mienne pas comme la tienne – 3 courgettes et une citrouille ou un potimarron, si tu as des choses comme ça. 2 betteraves aussi. 3 pommes et... en parlant il a équeuté une des fraises qu'il goûte avant de se lancer : une poignée de fraises aussi. S'il te plaît.

Sur Terre et en été, il en aurait sûrement pris une barquette complète. Il n'y a pas à dire, elles sont délicieuses. Mais la méfiance garde encore ses droits dans ses choix et ses approches.

– Je te payerai avec des rubis.

Hors de question qu'il se lance dans un quelconque arrangement qui impliquerait qu'il donne un peu de son temps ou de sa personne. Il a trop à faire. Quoiqu'il pourrait promettre et ne rien donner en retour, mais ce serait se tirer une balle dans le pied pour la suite. Et il n'a pas tellement envie de froisser le joli minois qui lui fait face. Quant au sous-entendu qu'il ne se gêne pas de filer en retour :

– Si tu me donnes cinq fois ce que je te demande, je re-considérerai ta proposition.

Si tu voulais savoir combien peut valoir un peu de son temps, Winslow. Une tentative de sérieux encore collée au visage mais ses lèvres s'étirent et il a retrouvé quelques éclats dans son regard sombre.

Toujours curieux, Valérien, de découvrir les effets que peut avoir son franc-parler. C'est presque de la malice, ici, quand il interprète trop crûment les propos de Winslow. Volontairement. N'y pensait même pas vraiment, c'est juste amusant de le mettre dans l'embarras. Un sourire qui se lève en coin lorsque le rouge colore maintenant les joues de l'infirmier. Duquel il peut encore moins détacher le regard désormais. Regard joueur sur les lèvres qui s'agitent, qui butent un peu sur les mots, sur les idées. Il se retient de sourire plus grand, Valérien, tant ça l'amuse. Trouve l'embarras si mignon quand il colore un aussi joli minois. Un embarras un peu curieux, qui s'exprime chez un homme pourtant si solide en apparence. Il se souvient encore de la force de ses coups. Ne se souvient pas avoir un jour fait rougir un mec comme lui. A déjà vu des yeux masculins se poser sur sa silhouette, comme ceux de Winslow le font maintenant. En a rarement ressenti une telle chaleur.

Nom prénom, voilà qui ne vaut pas un panier rempli de fruits et légumes. C'est bien mal évaluer le prix de dures semaines de labeur, bien trop surestimer Valérien Carlier. L'avoir dans ses connaissances n'est définitivement pas une richesse, au contraire. Assez lucide sur ce qu'il est. Mais se garde bien de le lui dire, alors que les denrées doucement s'accumulent dans le panier. D'habitude, il range tout dans son sac, prend directement les marchandises des mains des vendeurs. Se balader avec un panier en osier ? Très peu pour lui. Et pourtant, il n'interrompt pas Winslow cette fois. Peut-être parce qu'il peut poursuivre son observation silencieuse, à défaut de plonger son nez dans son sac. Et grignoter les quelques fraises en attendant. C'est vrai qu'elles sont bonnes. Elle ont un petit arrière-goût de culpabilité quand même. Le même arrière-goût de culpabilité logé au fond de sa poitrine quand il détaille minutieusement les contours du corps du marchand à sa tâche.

S'empare de l'anse du panier quand on lui tend, à presque s'en demander comment le porter – pas pratique, ce truc. Mais ne s'y attarde pas trop parce que le spectacle qui se joue devant ses yeux est évidement bien plus intéressant. C'est un sourire plus doux, plus poli, qu'il affiche déjà en vue de finir l'échange sur un ton un peu plus correct. Il compte bien payer rubis sur l'ongle et remettre Winslow à peu près à l'endroit avant de partir, bien que son trouble réveille quelques instincts endormis chez lui depuis un moment.

Le voir s'emparer d'un autre panier fige cependant son sourire. La proposition reste un instant suspendue entre eux, avant que les dents de Valérien ne se découvrent dans un sourire incontrôlable cette fois. Presque un rire quand il souffle – d'étonnement – et que son regard fuit à son tour le bleu hésitant. Un rendez-vous. Elle est bonne, celle-là. S'il savait... Le nombre de fois où on le lui a proposé, le nombre de fois où il a refusé. C'est pas son genre, à Valérien. On l'affiche volontairement en bonne compagnie dans un taxi en fin de soirée mais jamais il n'a accepté de dîner avec quelqu'un d'autre qu'avec elle. Qu'avec sa femme. Pour quoi faire ? Il a toujours été très clair sur ses intentions – enfin, une fois qu'il a obtenu ce qu'il voulait.

– C'est bon, range ton panier. Désigne le second panier du regard avant de sortir ses rubis de sa poche. Combien ?

Compte déjà, estime à peu près, pour donner la somme due. Et alors qu'il glisse la monnaie dans la main de Winslow, les yeux cherchant les siens, il esquive soigneusement du regard les reflets dorés de l'anneau autour de son doigt.

– Demain soir. Je te laisse choisir le lieu, dis-moi où je dois te retrouver.

Il devait partir le soir-même pour sa prochaine expédition, mais un jour de plus ou de moins... Il a des choses à préparer. Il a faim, Valérien, ça se lit dans son regard. Et on ne parle pas de fruits et légumes.